ACTUALITÉS RELIGIEUSESResponsable : Yves Bériault, o.p.L’Église catholique profondément divisée pendant la dictature argentine |
Tandis qu’une partie du clergé soutenait le régime militaire et qu’une autre s’engageait dans des mouvements contestataires, la majorité des clercs et des laïcs préférait se tenir à distance.
En 1970, alors que le général Juan Perón est exilé depuis 1955 et que la situation économique ne cesse de se dégrader en Argentine, deux grands mouvements contestataires se créent : l’Armée révolutionnaire du peuple, d’inspiration marxiste-léniniste, et les « Montoneros », d’inspiration péroniste, qui rassemblent de nombreux jeunes chrétiens. Ces deux mouvements, pour secouer le pays et le gouvernement déliquescent, lancent des actions violentes contre l’armée, la police et certains hommes d’affaires. Avec l’appui des institutions argentines, les militaires arrêtent, puis condamnent les responsables de ces mouvements et autres groupes armés.
Après le retour au pouvoir de Perón (octobre 1973) puis son décès (juillet 1974), l’Alliance anticommuniste argentine, police secrète d’État mise sur pied par l’ancien secrétaire privé de Perón, López Rega, commence à éliminer les opposants sans les juger et sans que leurs proches ne puissent obtenir d’information : c’est le début des disparitions.« Les militaires voulaient éliminer toute subversion par des méthodes radicales », explique le P. Jean de Montalembert, aumônier de la communauté francophone de Buenos Aires.
Après le coup d’État du 24 mars 1976 et jusqu’en 1983, les juntes militaires se succèdent et multiplient les enlèvements, séquestrations, tortures et assassinats. Bilan : près de 30 000 disparus, 15 000 fusillés, 9 000 prisonniers politiques et 1,5 million d’exilés (pour 28 millions d’habitants), ainsi que 500 bébés kidnappés aux mères disparues et confiés à des familles proches du pouvoir.
BON NOMBRE DE PRÊTRES ET D’ÉVÊQUES NE CACHENT PAR LEUR DÉSIR DE VOIR LES MILITAIRES RÉTABLIR L’ORDRE
Pendant cette « guerre sale », l’Église catholique est profondément divisée. Tandis qu’une grande majorité de clercs et de laïcs reste silencieuse, préférant se tenir à distance de tout engagement, plusieurs centaines de prêtres et de religieuses s’engagent dans les bidonvilles ou dans les ligues agraires auprès des paysans. Certains des 300 membres du Mouvement des prêtres pour le tiers-monde (MSTM) sont en lien avec les « Montoneros ». Les forces de l’ordre prennent alors l’habitude de contrôler, de menacer puis d’arrêter ces religieux faisant figure d’agitateurs…
« À cette époque, des militaires sont venus plusieurs fois nous interroger », racontent les Petites Sœurs de Jésus installées dans le bidonville de Monte Chingolo. 18 prêtres, 10 séminaristes et 2 religieuses auraient été tués entre 1976 et 1983. Cette frange de l’Église s’engage également dans la recherche des disparus, avec le soutien de plusieurs évêques dont Mgr Enrique Angelelli, évêque de La Rioja, tué en août 1976 dans un « accident de la route », et Mgr Carlos Ponce de Leon, évêque de San Nicolas, tué lui aussi dans un « accident » en juillet 1977.
Parallèlement, bon nombre de prêtres et d’évêques, marqués par l’anticommunisme de l’époque, ne cachent par leur désir de voir les militaires rétablir l’ordre et la « civilisation occidentale chrétienne ». Le livreLe Marxisme-Léninisme du Français Jean Ousset – dont la traduction en espagnol est parue en Argentine dès 1961, préfacée par Mgr Antonio Caggiano, alors évêque aux armées – a été très lu dans le clergé argentin et a contribué à l’endoctrinement national-catholique d’une grande partie des militaires argentins. « Le tortionnaire Alfredo Astiz était venu écouter Mgr Lefebvre lors de sa visite en Argentine en 1977 », rappelle Horacio Mendez Carreras, l’avocat des familles des disparus français.
« EN MAINTES OCCASIONS, L’ARMÉE A REÇU LE FEU VERT DES ÉVÊQUES »
La plupart des évêques, notamment les présidents de la Conférence épiscopale (CEA) de l’époque, tels les cardinaux Raul Primatesta et Juan Carlos Aramburu (Buenos Aires), n’ont rien fait pour dénoncer les exactions dont ils entendaient parler dans leur diocèse. Selon Horacio Verbitsky qui a eu accès aux archives de la CEA, « fin 1975, les évêques, rassemblés pour la première fois en plénière, votèrent pour faire ou pas une déclaration publique à ce sujet : 19 ont voté pour et 38 contre. Une proportion qui s’est maintenue pendant toute la guerre sale », estime-t-il.
Plus grave : certains membres de la hiérarchie ecclésiale ont adopté une stratégie de « complicité sordide », selon l’expression d’Emilio Mignone (décédé en 1998), auteur d’Iglesia y dictadura (1986). Cet avocat catholique, père d’une fille assassinée par les militaires, avait fondé dès 1978 le Centre d’études légales et sociales (aujourd’hui présidé par Verbitsky) afin d’accumuler des preuves contre les tortionnaires.
Emilio Mignone raconte que, peu avant le coup d’État de 1976, avait été négocié entre les représentants des trois corps d’armées, le président de la CEA et Mgr Adolfo Tortolo (évêque aux armées), que lorsque les militaires voudraient arrêter un prêtre, l’évêque devait être consulté au préalable. Et Emilio Mignone d’ajouter qu’« en maintes occasions, l’armée a reçu le feu vert des évêques ».
Source : LA CROIX