Les dominicains du Canada

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Actualités religieuses

ACTUALITÉS RELIGIEUSES

Responsable : Yves Bériault, o.p.

 

Enquête sur le passé du pape François sous la junte argentinee

Dès le soir de l’élection du pape François, le 13 mars, plusieurs accusations contre le cardinal Jorge Mario Bergoglio ont commencé à circuler, à propos de son rôle pendant la dictature argentine de 1976 à 1983. Il est notamment accusé d’avoir facilité l’arrestation et la séquestration de deux jésuites dont il était alors le supérieur provincial.La Croix a enquêté en Argentine sur ces accusations, qui se sont révélées fausses, et proviennent pour l’essentiel du gouvernement Kirchner, qui a toujours considéré l’archevêque de Buenos Aires comme un opposant politique. Les principaux représentants des droits de l’homme en Argentine ont démenti catégoriquement que le pape François ait été en quoi que ce soit complice de la dictature dans son pays.

 Le P. Bergoglio a-t-il joué un rôle dans l’arrestation des jésuites Orlando Yorio et Francisco Jalics ? 

La principale accusation portée contre le P. Bergoglio, à l’époque où il était supérieur de la province jésuite d’Argentine et Uruguay, concerne sa responsabilité indirecte dans l’arrestation et la séquestration pendant cinq mois des deux jésuites Orlando Yorio (décédé en 2000) et Francisco Jalics. Le P. Bergoglio avait demandé à ces jésuites, qui vivaient dans un quartier pauvre de Buenos Aires, de quitter la Compagnie de Jésus, ce qui, affirment ses détracteurs, aurait implicitement donné le feu vert aux militaires pour enlever les deux prêtres. Les mêmes lui reprochent de n’avoir pas « fait assez » pour faire sortir plus rapidement ces deux jésuites de la sinistre École de mécanique de la marine (Esma), centre de détention secret où les opposants au régime étaient torturés.

Revenant sur le contexte de l’époque devant le Tribunal oral fédéral de Buenos Aires, en 2010, le cardinal Bergoglio avait expliqué qu’il avait« une bonne relation » avec Yorio et Jalics, ses anciens étudiants au Colegio Maximo, et qu’il n’avait rien à leur reprocher d’un point de vue pastoral ou politique. En février 1976, il leur avait écrit pour leur demander de quitter leur quartier, où ils vivaient avec un troisième jésuite, Luis Dourron. Orlando, Francisco et Luis refusèrent, et durent donc quitter la Compagnie de Jésus : la démission d’Orlando et de Luis – qui n’avaient pas prononcé de vœux définitifs – fut acceptée par le général à Rome le 19 mars 1976 ; celle de Francisco fut acceptée par le Saint-Siège. Luis Dourron demanda alors, avec succès, son incardination dans le diocèse de Moron, mais pas les deux autres, l’évêque n’ayant accepté qu’un seul jésuite. Toutefois, malgré leur exclusion, ils pouvaient venir, s’ils le souhaitaient, se réfugier à la curie jésuite de Buenos Aires. « Mais ils ont refusé », poursuit l’ancien provincial, qui souligne que « Yorio et Jalics avaient formellement quitté la Compagnie avant le coup d’État » du 24 mars 1976.

Deux mois après, « un dimanche vers le 20 mai », Orlando et Francisco ont été enlevés. Très vite informé, le P. Bergoglio a prévenu l’archevêché« dès le lundi ou le mardi ». Puis, par deux fois, il a rencontré le général Videla, président de la junte, et, deux autre fois, l’amiral Massera, chef de la marine, avec qui les rencontres furent tendues, voire « violentes ». Il leur a demandé des informations sur les jésuites et tous deux promirent de chercher…

 « Je témoigne que Bergoglio a tout fait pour savoir où ils étaient détenus et pour les faire libérer », affirme à La Croix le jésuite Juan Carlos Scannone, professeur émérite du Colegio Maximo, qui était très proche d’Orlando Yorio. « Tous les jours, il appelait pour savoir qui les détenaient, entre la police, l’armée de terre, la marine ou l’aviation… Finalement, c’est par des aumôniers militaires qu’il a su qu’ils étaient à l’Esma. » Les témoins de l’époque rappellent en outre qu’il était extrêmement dangereux de rechercher des personnes séquestrées. « C’est d’ailleurs pour cela queles deux religieuses françaises  ainsi que bon nombre des premières Mères de la place de Mai ont été assassinées », relève Leandro Despouy, président de l’équivalent argentin de la Cour des comptes et ancien rapporteur de l’ONU pour les droits de l’homme.

 « Le P. Bergoglio a choisi la voie politique et ce fut la bonne voie », souligne de son côté Horacio Mendez Carreras, l’avocat argentin des familles des deux religieuses françaises assassinées par la junte, rappelant que « la supérieure des Sœurs Léonie et Alice, avec un courage formidable, s’est présentée à la police, au consulat, à l’ambassade et a vraiment cherché partout… mais en vain. Les deux sœurs ont été assassinées, tandis que les deux jésuites ont été relâchés vivants. » 

Au bout de cinq mois de détention à l’Esma, les PP. Jalics et Yorio ont finalement été déposés, de nuit, par les militaires dans un champ à 135 km de la capitale. Après avoir relaté les tortures, insultes et privations dont ils avaient été victimes, le P. Bergoglio leur a demandé de ne pas communiquer, afin de ne pas se mettre en danger, et s’est chargé d’informer la Conférence épiscopale, l’archevêque de Buenos Aires et la nonciature. Mais il ne sait pas quelles suites ont été données à ce signalement, « les réponses reçues à l’époque étant restées très évasives ». Il s’est aussi chargé d’organiser leur sortie du pays. Le P. Yorio est d’abord parti pour Rome et c’est là, semble-t-il, qu’il a appris, par un jésuite colombien mal renseigné par l’ambassadeur argentin près le Saint-Siège, que lui et Francisco auraient été arrêtés « à la suite d’une plainte de leurs supérieurs qui les présentaient comme des guérilleros ».

De son côté, le P. Jalics s’est rendu aux États-Unis, puis dans le sud de l’Allemagne où il est toujours jésuite (il avait réintégré la Compagnie deJésus par la suite). Sur le site Internet de la province, il a affirmé le 20 mars, après l’élection du pape, qu’« il est faux de prétendre que notre mise en détention a été provoquée par le P. Bergoglio » : longtemps, il crut que lui et Orlando Yorio avaient « été victimes d’une dénonciation. Mais à la fin des années 1990, après différentes discussions, il est devenu clair pour moi que ce soupçon était injustifié. » Il précise aussi que l’officier chargé de l’interroger l’avait pris pour un espion russe en voyant sur ses papiers d’identité qu’il était né à Budapest, en Hongrie.

 Le P. Bergoglio a-t-il empêché le P. Jalics de renouveler son passeport en 1979 ? 

Fin 1979, Francisco Jalics, devenu membre de la province jésuite d’Allemagne, a demandé à son ancien supérieur de l’aider à renouveler son passeport argentin sans revenir en Argentine. En effet, ayant quitté son pays en 1976 avec un passeport valable deux ans, il avait pu le faire renouveler une première fois à Munich en février 1978, mais il ne pouvait le renouveler une seconde fois hors d’Argentine. Pour lui éviter « un voyage si coûteux », le P. Bergoglio a donc adressé un courrier au ministre du culte en date du 4 décembre 1979, demandant un renouvellement à distance.

Mais selon le journaliste Horacio Verbitsky, qui s’appuie sur la photocopie de deux formulaires de la direction générale des informations du 20 décembre 1979 adressés à Anselmo Orcoyen, ministre du culte, le P. Bergoglio aurait « joué double jeu ». Car le fonctionnaire en charge du dossier du P. Jalics a joint une note défavorable à son sujet, recommandant de ne pas renouveler le passeport d’un « agitateur qui a été détenu six mois à l’Esma pour suspicion de contacts avec les guérilleros, a vécu dans une petite communauté dissoute par son supérieur, a quitté la Compagnie, a été expulsé et qu’aucun évêque du Grand Buenos Aires ne veut recevoir ». Pour Horacio Verbitsky, ce serait le P. Bergoglio qui aurait soufflé ces motifs au fonctionnaire.

 « C’est absurde !, s’insurge Leandro Despouy. La direction des renseignements avait des fiches sur tous et c’était son travail de déconseiller une réponse favorable pour ceux qui, comme Jalics, avaient des antécédents. » Il s’étonne que certains « accordent du crédit à de tels fonctionnaires qui furent des criminels et qui n’étaient pas à un mensonge près » et souligne qu’« en 1979, un ancien séquestré de l’Esma n’aurait pu poser un pied sur le sol argentin sans se faire aussitôt arrêter ». Pour lui, il est logique que le P. Bergoglio « qui s’était donné tant de mal et avait couru tant de risques pour faire libérer Jalics, ne veuille surtout pas qu’il soit à nouveau arrêté et souhaite donc lui éviter à tout prix de devoir revenir ici ! » 

 Que savait   le cardinal Bergoglio   de l’existence   des bébés volés ? 

Le P. Bergoglio est également accusé par Estela de la Cuadra, fille d’Alicia, une des fondatrices des Grands-Mères de la place de Mai (morte en 2008, à 93 ans), d’avoir été au courant, « dès 1977 », de la confiscation par la junte des bébés des femmes disparues. Et non pas « en 2001, comme toute l’Argentine », comme l’archevêque de Buenos Aires l’a affirmé en 2010 en tant que témoin dans le procès de ces vols de bébés.

Lorsque Elena de la Cuadra, la sœur d’Estela, a été enlevée le 23 février 1977, elle était enceinte de cinq mois. Son bébé, né en détention, fait partie des 500 enfants enlevés avec leurs parents ou nés en captivités que les Grands-Mères de la place de mai recherchent depuis trente-sept ans, affichant à ce jour 108 cas résolus. Dans leur désespoir, les parents d’Elena avaient frappé à toutes les portes, dont celle du provincial des jésuites. C’est en tout cas ce qu’affirme la sœur d’Elena, qui poursuit les recherches depuis la mort de sa mère en 2008. C’est elle qui a demandé que le cardinal Bergoglio soit entendu comme témoin lors du procès en 2010, scandalisée par le fait qu’il soutenait ne pas avoir entendu parler de la grossesse de sa sœur Elena.

 Dans son témoignage envoyé à la justice, le cardinal a reconnu avoir reçu la visite du père d’Elena « inquiet de la disparition d’une de ses filles, (mais) je ne me souviens pas du tout qu’il m’a précisé que sa fille était enceinte », a-t-il assuré. Il a également apporté au tribunal une copie d’une lettre écrite le 28 octobre 1977 à l’archevêque de La Plata, Mgr Mario Picchi, « pour vous présenter M. Roberto Luis de la Cuadra, avec qui j’ai eu une conversation… Il vous expliquera de quoi il s’agit. » Au cours de cette rencontre avec la famille de la Cuadra, Mgr Picchi, proche des militaires, a informé qu’Elena avait accouché d’une fille et qu’elle l’avait prénommée Ana Libertad. « La fillette est élevée par une famille bien, quand au sort d’Elena il est irréversible », aurait dit Mgr Picchi, selon les Grands-Mères de la place de mai.

Rien ne prouve que Mgr Picchi a informé par la suite le P. Bergoglio de l’affaire. « C’est lors du procès contre les juntes militaires (NDLR : en 1985) et avec plus de précisions après 1990, (que) j’ai commencé à prendre connaissance de l’existence de ce qu’aujourd’hui on connaît comme les Grands-Mères de la place de Mai », a encore affirmé le cardinal Bergoglio. Ce qui, selon divers témoins de l’époque, est fort probable. Ainsi, Françoise Erize, 84 ans, dont la fille Marie-Anne (1) a disparu en octobre 1976, ne se souvient pas d’avoir entendu parler des vols de bébés avant « les années 1990 ».

 Quelle est l’origine   de ces accusations ? 

Horacio Mendez Carreras, l’avocat argentin des familles des Français assassinés par la junte, « n’a aucun doute » : selon lui, toutes ces rumeurs accusant le cardinal Bergoglio ont été orchestrées par le gouvernement de Cristina Fernandez de Kirchner, « CFK », qui a succédé en décembre 2007 à son mari Nestor Kirchner (président depuis 2003, décédé en 2010). « Pour discréditer ses opposants, CFK les accuse de complicité ou de silence pendant la dictature », poursuit l’avocat.

Ces accusations sont fournies, pour l’essentiel, par Horacio Verbitsky, spécialiste de l’Église en Argentine pendant la dictature (2) et directeur du quotidien pro-­Kirchner Pagina 12. Elles sont ensuite relayées par des associations des droits de l’homme, très importantes en Argentine et généralement critiques à l’égard de la hiérarchie ecclésiale. C’est le cas d’un des deux mouvements des Mères de la place de mai, présidé par Hebe Bonafini et financé par le gouvernement – l’autre mouvement étant surnommé la Linea Fundadora –, ainsi que du mouvement des Grands-Mères de la place de Mai, présidé par Estela de Carlotto. Curieusement, cette dernière, qui a régulièrement critiqué le cardinal Bergoglio, a publié une tribune élogieuse à son égard, au lendemain des deux rencontres de Cristina Kirchner avec le pape au Vatican.

Il faut dire que les relations entre le cardinal Bergoglio et les époux Kirchner, issus du péronisme, ont été très tendues . L’archevêque, qui multipliait les visites dans les bidonvilles, clamant que « la pauvreté est une violation des droits de l’homme », ne manquait pas de dénoncer certaines dérives du gouvernement. En 2004, lors du traditionnel Te Deum du 25 Mai (la fête nationale argentine), il avait épinglé « nos tentations de corruption et d’enrichissement ». Depuis, les Kirchner s’abstenaient d’aller à la cathédrale de Buenos Aires ce jour-là. Le cardinal s’est aussi opposé aux récentes lois sur le mariage homosexuel, le changement d’identité sexuelle et l’euthanasie. Une opposition qui lui a valu d’être taxé de« moyenâgeux » par CFK.

Ces derniers temps, les relations s’étaient apaisées entre le Palais présidentiel et l’archevêque. Et bon nombre d’Argentins pensent que le gouvernement Kirchner « va désormais chercher à récupérer le pape, en le faisant passer pour un péroniste, voire pour un kirchnériste », résume Brenda Struminger, journaliste politique du site Web du quotidien d’opposition La Nacion. D’autant que les élections législatives d’octobre prochain s’annoncent serrées pour le parti de la présidente.

Face à ces différentes accusations, deux des principaux défenseurs des droits de l’homme en Argentine ont démenti catégoriquement que le P. Bergoglio ait été complice de la dictature militaire. « Il y a eu des évêques complices, mais pas Bergoglio », a précisé la semaine dernière le prix Nobel de la paix Adolfo Pérez Esquivel à la chaîne britannique BBC. Quant à l’ancienne médiatrice du pays et amie de plus de quarante ans du pape, Alicia Oliveira, qui était juge en 1973 et fut persécutée en 1976, elle fut péremptoire dans les colonnes du quotidien Clarin : « Lorsque quelqu’un était contraint de fuir le pays, le P. Bergoglio était toujours à ses côtés. » 

(1) Un livre a été consacré à La Disparue de San Juan, par Philippe Broussard, Stock, 2011.

(2) Ses quatre volumes de La Mano izquierda de Dios ne sont pas traduits en français.

CLAIRE LESEGRETAIN (avec ÉRIC DOMERGUE), à Buenos Aires.

 

Source : LA CROIX