Les pierres crieraient
Un lépreux vient à Jésus, le supplie et, tombant à genoux, lui dit : « Si tu le veux, tu peux me guérir. » Ému de compassion, Jésus étendit la main, le toucha et dit : « Je le veux, sois guéri. » Aussitôt la lèpre le quitta et l’homme fut guéri. Mais Jésus le chassa aussitôt avec rudesse :« Garde-toi de rien dire à personne, lui dit-il ; mais va te montrer au prêtre et fais pour ta guérison l’offrande prescrite par Moïse pour leur servir d’attestation. » Mais l’homme, une fois parti, se mit à proclamer hautement et à divulguer la nouvelle, de sorte que Jésus ne pouvait plus entrer ouvertement dans une ville ; il se tenait en dehors, dans les lieux déserts et l’on venait à lui de toutes parts.
Commentaire :
Essayez donc de faire taire ce pauvre homme . Lequel d’entre nous à sa place n’aurait pas crié sa joie ? Tout ce que représentait pour lui la guérison de sa lèpre ! S’il s’était tu comme le lui avait ordonné Jésus, « les pierres auraient crié » (Lc 19 : 40). Saurons-nous entrer dans la joie de cette célébration, alors que pour nous aussi le miracle pourrait se produire si nous voulions un tant soit peu être guéri comme le lépreux. Jésus le veut, il est venu pour cela.
Marc entre donc sans préambule dans le vif du drame selon toute sa dimension inconcevable pour nous aujourd’hui : « Vient à Jésus un lépreux le suppliant ». Terrible maladie que la lèpre. La première lecture de ce dimanche (Lv. 13 : 1-2, 45-46) fournit aux chrétiens du XXe siècle une explication de l’évangile, restitue le cadre socio-religieux dans lequel se situe l’action de Jésus et permet de mieux comprendre la recommandation de Jésus au lépreux : « Va te montrer au prêtre ». Pour les Israélites, la lèpre pouvait atteindre non seulement les humains, mais aussi les murs d’une maison. Aucune conséquence du péché n’était plus à craindre ( 2 R.15 : 5 ; 2 Ch.26 : 19-20). Le « Serviteur de Yahvé » sera présenté lui-même comme un lépreux (Is. 53 : 3-5). Cette maladie était regardée comme incurable, Dieu seul pouvait en guérir, ou quelques grands prophètes comme Moïse (Nb.12 : 9-14) et Élisée (2 R. 5 : 9-14).
La requête du lépreux a toutes les résonances de la demande de la cananéenne et du centurion. Le pauvre lépreux se fait tellement suppliant que Jésus ne peut malgré tous ses ressentiments et l’horreur que suscite la maladie se dérober à sa demande. Ce n’est pas tant le mal qui suscite et interpelle sa miséricorde que la demande de l’homme : « Toi, si tu le veux, tu peux…» La foi du centurion (Mat. 8 : 8-13) et celle de la Cananéenne (Mc. 7 : 26-29) n’étaient pas moins grandes Jésus est venu pour les brebis perdues, vraiment perdues de la maison d’Israël (Mt.15 : 24).
« Je le veux, sois guéri » dit Jésus au lépreux en le touchant. L’évangéliste Marc tente d’attirer notre attention non sur le signe messianique accompli en cette occasion, mais sur la miséricorde que Jésus témoignée d’un geste à ce malheureux affligé de la lèpre. Cette attitude souligne très fortement le rôle de l’humanité de Jésus. « Le touchant », le contact corporel met le croyant en relation avec la divinité et lui communique la grâce. La guérison du lépreux par un geste souligne ici, malgré toute évidence contraire, l’efficacité du toucher corporel. Cela constitue un élément important en psychologie. Pour Jésus, un contact sans parole aurait suffi, mais ici, il joint le geste à la parole. Quelle source de réflexion sur tous nos gestes caritatifs que bien souvent ne souligne aucune parole, comme si nous étions gênés, ennuyés, dégoûtés face à la misère de l’humanité.
Jusque là, Jésus avait accompli les miracles à distance pour ne pas divulguer trop vite sa mission ; ici, rudoyant le lépreux, Jésus fait exception et oblige l’homme guéri à s’éloigner en vitesse pour éviter que ne soit reconnu l’Envoyé de Dieu et que la foule ne tente de s’en emparer pour le faire roi (Jn 6 : 15). Mais vaine prudence de Jésus : le lépreux ne peut contenir sa joie et les foules accourent. Jésus s‘enfuit donc dans la solitude. L’épisode pose question : Jésus fut-il vraiment touché de compassion à la vue du lépreux, alors qu’il rudoie le pauvre homme et le chasse si tôt sa guérison accomplie. La consigne de la discrétion, un des traits majeurs de l’évangile de Marc, explique ce geste insolite de Jésus. Il ne veut pas entrer dans le jeu du démon qui lors de la guérison du premier esprit impur déclare : « Je sais qui tu es : le Saint de Dieu » (Mc. 1 : 24) La révélation de sa mission eut jeté Jésus dans les pattes du diable et poussé les juifs à confondre sa mission d’établir un Royaume de Dieu avec un royaume terrestre.
Pour nous, du XXe siècle, quel sens peut avoir cette guérison du lépreux ? Peut-être pourrions-nous identifier le lépreux à ces catégories stigmatisées de l’expression péjorative « ces gens-là ». Elle propulse loin de nous toutes catégories sociales ignorées, rejetées, classées ; situations morales, religieuses, politiques : les exclus, les marginaux, habitants des bidonvilles, sans travail, gens du bien-être social, mères célibataires, enfants de la rue, gais, sidéens, unions libres, non-pratiquants, jeunes avec leurs vêtements inusités, cheveux longs, musiques pop, drogues, mode de vie…
Le Christ s’est laissé approcher par le lépreux, paria de la société sans plus aucun contact avec ses semblables. Et comme si cette approche n’était pas suffisante, le Christ le toucha. L’irresponsabilité du geste aux yeux de ses congénères n’était pas dans le danger de contagion, mais dans l’impureté religieuse qu’il contractait. Sans nier le péché que dénonçait la lèpre en son temps, Jésus supprime la relation entre péché et maladie et dévoile la vraie nature du péché et son lieu : le cœur de l’homme. Il redonne dignité à un paria de la société en lui portant attention. Vienne le jour où la loi ne divisera plus les humains en deux groupes, même aux yeux de l’Église, à la table eucharistique comme au repas festif de Jésus où se rejoignaient publicains et femmes de mauvaise vie!
Nous ne comprendrons jamais assez la joie de cet homme et les motifs de cette exultation délirante. S’il n’avait crié, les pierres auraient hurlé.