Ce texte est tiré des lettres de prison de Carlos-Alberto, Betto pour ses amis, dominicain condamné à quatre ans de réclusion en août 1970 au Brésil de la dictature pour activités subversives…
A Pedro (18 décembre 1970)
Vivre dans un égout est une expérience indescriptible. Ici, les détritus se mélangent, ce qui est déjà pourri et tout ce qui était encore bon, tout cela est jeté loin. Chaque cellule est un petit réservoir de ce grand barrage qu’est la prison. Nous menons notre existence en compagnie des rats et des punaises qui prolifèrent sous la ville. Nous sommes imprégnés dans notre corps de l’odeur presqu’insupportable du manque de liberté. Au-dessus de nous, il y a la ville qui continue à consommer, à mâcher, à triturer, à digérer et à rejeter ce qu’elle produit. A travers ces lugubres et étroits conduits de ciment et de fer, coulent les songes, les idéaux, le sang, les espérances, la jeunesse et une foi inébranlable dans l’approche des eaux cristallines et pures de l’Océan. Un jour, nous y arriverons, et alors « le désert deviendra une mer et la mer un désert » (Expression messianique des pays du Nord-Est brésilien).
Sous la terre, on assiste à un spectacle fabuleux. Ce sont les semences en train de germer, le filet d’eau en train de gonfler pour briser la roche, la vie en train de s’affermir, les racines en train de s’ouvrir comme des frondaisons de fleurs au printemps. Sous la terre, on trouve de l’or, de l’argent, les racines des chênes séculaires. Ici, tout naît, tout jaillit, tout grandit et se hausse en direction du soleil. C’est de dessous la terre que viennent la force, les aliments, la richesse, la sécurité.
Et comme le soleil est au-dessus, tout ce royaume des profondeurs émerge irrésistiblement vers la lumière. L’ascension est le mouvement naturel de tout ce qui existe.
La vie dans les souterrains de l’Histoire nous apprend à voir différemment les choses. Elle nous fait entreprenants comme les punaises et terribles comme les rats qui traînent la peste. Elle volatilise beaucoup des anciennes valeurs et nous fait devenir amis des ténèbres. Dans les ténèbres, il y a tant de choses à découvrir ! Nous apprenons à palper, à différencier les odeurs, à distinguer sans voir. Nous savons marcher dans les flaques d’eau et éviter les trous. Nous nous lançons dans l’obscurité avec la seule lumière de l’esprit. Nous entendons des voix sans que nous puissions discerner d’où elles viennent ni où elles vont, mais elles prennent des résonances étranges. Quelqu’un crie : « C’est par ici ! » ; l’autre répond : « Non, c’est par là ! » et tous, serrés les uns contre les autres et la main dans la main, nous essayons de trouver la sortie du souterrain.
De temps en temps, nous butons contre la paroi et nous perdons le contact, aussitôt repris. Souvent des rires sarcastiques éclatent ou des pleurs convulsifs secouent les coeurs les plus fragiles. Nous faisons des chutes, et nous sommes couverts de blessures où l’amour fait coaguler le sang. Il n’y a d’hémorragie que là où il y a de la haine. Ou alors quand le salut appelle une transfusion complète. Au bout de quelque temps, nous nous familiarisons avec les mystères du souterrain. La peur disparaît, le besoin de sécurité aussi, ainsi que le confort et l’attachement aux apparences insaisissables des ténèbres.
Les certitudes absolues tombent à leur tour, les vérités dogmatiques, l’intérêt pour les apologies de la perfection, de l’ordre, de la pureté. Nous nous mettons à croire au péché, à l’angoisse, à la faiblesse, à l’incertitude, au risque. Nous palpons des dix doigts les détritus qui graissent les parois contre lesquelles nous trouvons le repos et l’accueil. C’est inutile, nous ne sommes pas des saints, ni des doux, ni des pacifiques, des résignés, des bons. Nous sommes des parias, des bannis, des rejetés, des écartés, des marginaux, des discordants, des damnés de la terre. Si l’on nous concède encore un peu de vie, c’est pour que nous ne nourrissions plus aucun doute sur cela.
Et c’est dans cela que nous trouvons le salut. Nous retrouvons notre identité avec celui qui naît dans une grotte de la colline, qui vole un trésor et qui meurt sur une croix. Nous portons dans notre corps les stigmates de la douleur, de la souffrance. Notre visage est creusé de pleurs.. Mais le coeur continue à battre. Il bat et il nous revigore. Il fait circuler le sang, il fait jaillir la vie. Déguenillés et maltraités nous entendons la voix de celui qui nous invite au festin, là où le calice de sang étanche la soif qui nous consume. Plus nous voulons réduire l’attente, plus elle grandit.
Voilà notre route. La route de la liberté. Elle fait des détours, mais elle ne nous ramène pas en arrière. Reculer, c’est trahir, c’est avoir peur. Nous arrivons déjà au point de non-retour. Impossible de regarder en arrière. Nous ne pouvons qu’avancer.