C’est lorsque se manifestent les premiers signes de leur décadence que les grandes périodes d’une civilisation savent éblouir en livrant à l’humanité leurs plus beaux chefs-d’œuvre: si le siècle de Périclès à son déclin a engendré Sophocle, Socrate et Platon, les derniers rayons de la grandeur de Rome nous donnèrent Augustin. Et, onze siècles plus tard, l’âge d’or d’une Espagne qui fut impériale et conquérante offrira aux siècles à venir ces monuments de spiritualité que sont les œuvres de Thérèse d’Avila et de Jean de la Croix.
C’est dire qu’avant d’être docteur de la vie spirituelle, Teresa de Cepeda y Ahumada est fille d’Espagne, du cœur et de l’âme de l’Espagne: elle est fille de la Vieille Castille et d’Avila où elle naît en 1515 de parents nobles et vertueux qui portent haut l’honneur de la famille. C’est encore à l’ombre des remparts d’Avila qu’elle devient à 20 ans Thérèse de Jésus, fille de ce Carmel qu’elle réformera vingt-sept ans plus tard en fondant dans sa ville natale le monastère Saint-Joseph, premier des dix-sept carmels que l’Espagne comptera à la mort de La Madre en 1582.
Dans ce siècle de Charles Quint et de Phillipe II, les décors de son aventure spirituelle sont d’abord parés du rouge de la passion flamboyante et de la ferveur religieuse, de l’or de la fierté des hidalgos célébrés dans les romans picaresques et, pour quelque temps encore, des conquêtes pas forcément glorieuses des conquistadors; mais tout au fond du décor se profilent déjà les teintes grises et noires du spectre des guerres de religion et de la décomposition de l’empire espagnol qui se voulut un jour universel.
La vie et l’œuvre de Thérèse seront marquées en creux ou en relief par la force unique d’une époque qui ne s’accommode pas de demi-mesures. Consciente de ces influences et de ses inclinations, Thérèse de Jésus saura convertir en puissance spirituelle et en force féconde cet héritage d’héroïsme et de fidélité (héroïsme admiré dans les romans de chevalerie lus en cachette, mais aussi dans la fidélité inconditionnelle des saints martyrs à l’origine de leurs légendes dorées) qui exaltait déjà le cœur d’une Teresita intelligente et brillante, à la volonté entreprenante et aux passions exclusives, adolescente qui faisait la part belle, selon son propre aveu, à l’honneur de ce monde!. Quel chemin de perfection et quelles expériences spirituelles conduiront la jeune Teresita, qui à sept ans organisait avec son frère une fugue vers l’Afrique, pays du martyre, pour voir Dieu, jusqu’à ce soir du 4 octobre 1582 où, sur son lit de mort, la Madre Thérèse, le visage soudain rayonnant, pourra enfin prononcer ces mots: Il est temps, mon Époux, de nous voir?
Soixante années de désirs, de détermination, de combats intérieurs, d’obéissance et d’amour des autres, de désappropriation jusqu’au don total, autant d’expériences qui feront de Thérèse d’Avila, parmi toutes les amoureuses éperdues de Dieu, une maîtresse de vie spirituelle et la première femme docteur de l’Église. C’est bien à travers ces expériences qu’il nous faut d’abord rencontrer Thérèse, au plus vif de son parcours nuptial.
L’accès à cette aventure intérieure nous est rendu possible grâce à une œuvre littéraire impressionnante, jamais voulue pour elle-même, où se côtoient des récits de vie, écrits à la demande de ses confesseurs ou de quelque supérieur, des traités spirituels, à la fois vigoureux et vivants, adressés aux jeunes carmélites du premier monastère ou, plus tard, aux spirituelles chevronnées qu’étaient devenues certaines d’entre elles; des poèmes aussi et des Exclamations, précieux reflets jaillis spontanément d’un cœur enamouré, ou encore les inclassables Pensées sur l’amour de Dieu, qui l’identifient pour toujours à l’épouse du Cantique. Et que dire de l’étonnante correspondance dans laquelle Thérèse, toujours pressée mais toujours précise, mêle aux problèmes quotidiens des monastères les avis spirituels les plus précieux et les aveux les plus touchants j femme forte, à la fois réaliste et sensible, femme libre qui ne se départit pas de son humour et de son charme et qui, au plus fort des épreuves, se revêt d’espérance. Cette œuvre, commencée après ce qu’il est convenu d’appeler sa deuxième conversion, contemporaine de ses fondations, participe pleinement de ses expériences spirituelles les plus hautes, qu’elle texture et auxquelles elle confère cette ouverture à une postérité par elles sans limite.
La vie spirituelle est d’abord affaire d’expérience parce qu’elle est affaire de vie. Femme d’expérience, Thérèse aime à rappeler qu’elle ne dit rien dont elle n’ait l’expérience , voire même une très grande expériences. Mais avant d’évoquer celles qu’elle consigne comme majeures, commençons par le commencement, par cet acte qui est au commencement de tout selon le mot de Thérèse elle-même: une grande détermination: Je vous le répète encore, il est de la dernière importance de commencer avec une ferme détermination et les motifs en sont si nombreux que je serais trop longue à les énumérer.