Moine et érudit né à Liège. Après des études littéraires sérieuses, il entra en 1113 au monastère bénédictin de Saint-Nicaire (Reims). En 1119 il fut élu abbé du monastère de Saint-Thierry (diocèse de Reims). Il élabora de nombreux ouvrages d’exégèse, de théologie, de mystique pour l’édification et l’instruction de ses moines . Il devint cistercien en 1135 à l’abbaye de Signy. Il fut mêlé de près à la querelle qui opposa saint Bernard à Abélard, en prenant une part active dans la rédaction du document qui sera à l’origine de la condamnation d’Abélard. Il est vénéré au diocèse de Reims et dans l’ordre de Citeaux.
Perfection de l’amour et désir sans fin
Mais existe-t-il quelquefois, ou quelques part, Seigneur, une telle perfection de l’amour pour toi, une telle consommation de la béatitude en ton amour, que l’âme qui aspire à Dieu, la fontaine vive, soit si saturée, si remplie, qu’elle dise: Il suffit ! Je m’étonne bien s’il n’y a pas défaillance chez celui, quel qu’il soit et où qu’il soit, qui dit: Il suffit . Mais où cette suffisance est défaillante, quelle peut être la perfection ? Nulle part donc, et jamais de perfection ? Mais alors les injustes, Seigneur, posséderont-ils ton royaume ? Or il est injuste celui qui n’a pas un désir, une conscience de sa dette, une intelligence de ton amour pour nous, à la mesure selon laquelle il est possible à une créature raisonnable de t’aimer.
Il est bien certain encore que ces bienheureux séraphins à qui la proximité de ta présence et la clarté de ta vision ont valu le nom d’Ardents ? et ils le sont en effet ? t’aiment plus que quiconque est moindre dans le royaume des cieux. Voici dans le royaume des cieux, je ne dis pas le moindre, mais l’un quelconque : il désire t’aimer autant que tu peux être aimé par quelqu’un, et dois l’être; et il en est bien ainsi pour toi, sur qui les anges désirent fixer leur regard. Il désire donc, ce bienheureux moindre, quel qu’il soit, t’aimer autant que t’aiment tous ceux qui aiment plus que lui; ce n’est point là envieuse poursuite, mais pieuse et dévote imitation. Et si, en outre, l’amour profite en lui, autant, les yeux illuminés, il progresse avec plus de félicité dans les réalités intérieures, autant il sent et comprend avec plus de douceur, s’il n’est pas ingrat et injuste, que tu peux être aimé davantage, et que lui, débiteur, peut aimer davantage, et même autant que t’aiment chérubins et séraphins.
Mais celui qui désire ce qu’il ne peut atteindre est malheureux. Or la misère est tout à fait étrangère au royaume de la béatitude. Il atteint donc ce qu’il désire, quiconque là-haut désire quelque chose.
Que dire à cela ? Oui, que dire ? Parle, je te prie Seigneur, car ton serviteur écoute. Tous ceux qui sont dans le royaume de Dieu, les grands et les petits, chacun selon son ordre, n’aiment-ils pas et ne désirent-ils pas aimer ? Et l’unité de l’amour n’empêche-t-elle pas qu’il y ait diversité ? Pendant que celui qui en a reçu le don aime plus ardemment, le moindre, de son côté, n’aime-t-il pas dans le plus grand, sans envie, partout où il le voit, le bien qu’il désire pour lui-même ? Et n’est-il pas certain qu’il possède ainsi tout l’amour, si grand soit-il, qu’il aime dans l’aimant ?
A la vérité, c’est l’Amour qui est aimé, lui qui, par la grand affluence et la nature de sa bonté emplit d’une pareille grâce, bien qu’avec une inégale mesure, ceux qui aiment et l’aiment ensemble, qui se réjouissent et se réjouissent ensemble. Et autant il se verse plus abondam- ment dans les sens de ceux qui aiment, autant il les rend plus capables de le contenir; il sert à satiété, mais sans dégoût. La satiété elle-même ne diminue pas le désir, mais l’augmente, quoiqu’en retirant toute anxiété misérable. C’est l’Amour en effet, nous l’avons dit, qui est aimé, lui qui, par le torrent de sa volupté, enlève de celui qui l’aime toute misère, soit de dégoût dans la satiété, soit d’anxiété dans le désir, soit d’envie dans le zèle. Il les illumine, comme dit l’Apôtre, de clarté en clarté, pour que dans la lumière ils voient la lumière, et que dans l’amour ils conçoivent l’amour.
C’est là, à la vérité, la fontaine de vie, qui toujours coule, et jamais ne se perd dans une fuite. C’est la gloire, ce sont les richesses, dans la mesure de ton bienheureux amant : car celui qui désire trouve prêt ce qu’il désire, et celui qui aime, ce qu’il aime. Aussi celui qui désire, aime-t-il toujours désirer, et celui qui aime, désire-t-il toujours aimer. Tu fais ainsi toujours abonder celui qui désire et celui qui aime de ce qu’il désire et de ce qu’il aime, ô Seigneur, de telle façon que ni l’anxiété n’afflige celui qui désire, ni le dégoût celui qui abonde.
Et n’est-ce point là, je te prie, Seigneur, cette voie éternelle, de laquelle chante le psaume: Et vois s’il y a une voie d’iniquité en moi, et conduis-moi dans la voie éternelle ? Cette affection, c’est la perfection. Toujours aller ainsi, c’est parvenir. Aussi ton Apôtre, après avoir dit : Ce n’est pas que j’aie atteint le but, ou que je sois parfait : mais je poursuis ma course, pour saisir celui par qui j’ai été saisi, le Christ Jésus; oubliant ce qui est derrière, tendu en avant, je cours vers le but, vers le prix que Dieu nous appelle à recevoir là-haut, dans le Christ Jésus , ajoute : Nous tous donc, qui sommes parfaits, ressentons cela .
Guillaume de Saint-Thierry (l085-1148)