Caïn, ton nom vient d’un verbe hébreu qui veut dire «procréer». Ton nom parle de vie et de naissance. Qu’est-ce qui t’a pris d’attenter à la vie d’Abel? Et même de refuser d’être le gardien de ton frère?
Je ne sais pas pourquoi Dieu n’a pas regardé d’un bon oeil ton offrande. Mais toi, pourquoi as-tu offert? Offrande gratuite ou offrande intéressée? Acte de vénération pour ton Dieu ou geste qui voulait concurrencer ton frère?
Les êtres humains aiment gratuitement. Mais ils haïssent pour faire payer. La haine n’est jamais gratuite. Elle était au rendez-vous quand tu as rencontré Abel au champs du crime. Et depuis, la haine parcourt les routes et s’agglutine à tout ce qui est humain. Elle verse le sang. Elle brutalise. Elle mord. Elle venge et se venge. Les humains ont la mémoire courte. Ils oublient que l’autre est toujours l’os de leurs os et la chair de leur chair.
Je pourrais comprendre (et encore!) si , toi Caïn, tu frappais quelqu’un qui t’a frappé. La douleur engendre souvent des réflexes bizarres comme de reproduire chez l’autre la blessure qu’il a infligée. L’homme descend du singe, dit-on. Il a pris ses distances de la bête, mais la distance n’est pas assez grande pour qu’il ait perdu l’instinct d’imiter et de reproduire ce que les autres lui font.
Je comprends moins, et même pas du tout, quand la haine fait choisir des innocents pour assouvir sa passion de détruire. Des enfants par exemple. Caïn, dis-moi: quel âge avait Abel quand tu l’as frappé? Quel châtiment Abel méritait-il, lui qui ne t’avait pas blessé? Quel châtiment les enfants méritent-ils, même quand ils ne sont pas sages? Personne ne mérite la haine, les enfants moins que les autres. Il faut aimer les enfants pour qu’ils apprennent eux-mêmes à aimer. Bien sûr, la vie n’est pas facile et les enfants n’échappent pas à sa dureté. Mais peut-on abandonner les enfants à la merci du mal? Ils sont trop fragiles pour les laisser se débattre avec la méchanceté. Il leur faut des moyens de relever le défi de vivre et de vivre heureux avec d’autres.
Sur cette planète, il existe des enfants qui n’ont pas connu autre chose que la guerre. Pas autre chose. Même la brise, chez eux, sent le soufre et la poudre à canon. Même le silence répercute le bruit des bombes et des coups de fusil. On apprend à même la vie. Qu’apprennent-ils d’autre que la guerre, ces enfants qui n’ont jamais connu la paix? On apprend des gestes mille fois répétés du quotidien. Qu’apprend-on quand ces gestes tuent, quand ces gestes frappent et blessent?
Ces jours-ci, les médias nous lancent des images terribles. Je te vois, Caïn, le couteau à la main. Ne frappe pas Abel, je t’en prie. Coupe du pain, partage-le. Il y a trop d’enfants qui ont faim. On a peut-être blessé le tien, tué même… Venge-toi en aimant assez pour la honte de tes agresseurs, pour les forcer à changer et à se guérir eux-mêmes de la méchanceté qui les anime. On n’obtient rien de la haine sinon un accroissement de haine. La violence engendre la violence. Le mal est le père du mal.
La Bible dit que le Seigneur mit un signe sur toi, Caïn, afin de te protéger et pour éviter qu’on ne te frappe. Le récit ne dit pas la nature du signe. La tradition imagine une marque sur ton front. M’est avis que c’est plutôt un élan du coeur qui te fait regarder les autres avec les yeux de Dieu lui-même. Ce serait, de toutes les vengeances, la seule acceptable.