Dans les ténèbres…
Dans le cadre d’une présentation portant sur les psaumes d’espérance, le dernier qu’on penserait commenter est certainement le Ps 88. Les expressions utilisées pour le décrire en disent long : « La plus ténébreuse de toutes les lamentations psalmiques », « Le psaume le plus sombre du Psautier », « Un des psaumes les plus déchirants de tout le Psautier », « Un long cri de désolation sur le modèle de celui de Job mais qui, à l’opposé de celui-ci, reste sans réponse ». Ce sont les mots mêmes du psalmiste qui ont entraîné ces sombres descriptions : shéol, fosse, mort, tombe, ténèbres, abîme, colère, horreur, effroi, épouvante, malheur, perdition. Tout ce langage désolé fait de ce psaume une longue complainte sépulcrale. Mais, malgré tout, est-ce possible de retrouver en ce poème des traces d’espérance? Amorçons notre recherche.
Étrange supplication anonyme, cette prière est celle d’un individu rassasié de malheurs, abandonné de tous, laissé pour compte, agonisant aux portes entrouvertes du shéol, voire laissé pour mort, à la fois par les hommes (v. 5, 9, 19) et par Dieu (v. 7-8, 15). Plongé dans un enfer de solitude (v. 9-10a.19), il expérimente le silence de Dieu, sinistre serrure des ténèbres. Ne recevant plus l’écho de la grâce de son Dieu, ce malheureux se considère déjà, à toute fin pratique, un citoyen du royaume des morts; en tant que mort vivant, il se croit banni du souvenir divin (v. 6). Cet homme s’engouffre, selon toute vraisemblance, dans « les spirales sépulcrales de l’approfondissement pensif », pour citer Victor Hugo (L’homme qui rit).
À vrai dire, les cris réitérés jusque là n’ont absolument rien donné. Dieu n’a pas encore répondu à sa longue plainte. Malgré qu’il soit au bord de la fosse, il n’en continue pas moins, jour et nuit (v. 2), tout le jour (v. 10b), au matin (v. 14b), dans un ultime effort de résistance, de crier sa souffrance à Dieu et d’implorer son salut. Malgré que la maladie dévore ce corps se débattant encore en des spasmes épouvantables traduisant sa volonté de vivre, ce priant refuse de se taire et, obstiné, trouve la foi et le courage de se projeter vers son Dieu, le seul qui, au milieu de l’abandon total, peut le soutenir.
Du fond de sa détresse, exceptionnelle épreuve, tant en profondeur qu’en durée, le désespéré n’a donc plus d’autre recours que la prière : « lorsque je crie la nuit devant toi, que jusqu’à toi vienne ma prière, prête l’oreille à mes sanglots… Je t’appelle, Yhwh, tout le jour, je tends les mains vers toi… Et moi, je crie vers toi, Yhwh, le matin ma prière te prévient » (v. 2b-3.10bc.14). C’est donc dire que là où il y a cri, il peut y avoir prière. Laquelle? On n’en sait rien. L’orant ne précise pas le contenu de sa prière. Il ne demande pas pardon pour ses fautes, il n’implore pas de vengeance contre ses ennemis, il ne réclame pas de libération, il ne demande pas à Dieu d’apaiser son courroux. Il ne demande rien. Tout ce qu’il souhaite, c’est que sa prière parvienne jusqu’aux oreilles de Dieu. Son ultime stratégie consiste donc à laisser Dieu face au malheur de son fidèle et aussi devant ses responsabilités. Mais tout s’arrête là. Aucune demande de secours n’est formulée explicitement. Aucune promesse d’action de grâce n’est faite en retour d’un éventuel secours in extremis. Et aucun soulagement n’est apporté à sa souffrance.
… une lueur d’espérance
Au fond, tout se passe comme si le malheureux nageait dans les eaux troubles de la plus totale absurdité, le moindre espoir étant en quelque sorte impitoyablement pourchassé et évacué. C’est pour cette raison que le Ps 88 est considéré comme la prière la plus noire du psautier, « l’un des témoignages les plus bouleversants de l’état de l’âme religieuse abandonnée dans la nuit ». Mais, à y regarder de près, on se rend compte qu’il y a tout de même une lueur d’espérance qui perce l’obscurité. À l’absurde de l’épreuve répond l’absurde de la prière (v. 2-3), ou si l’on veut, au mystère de l’épreuve répond le mystère de la prière. La prière pénètre le mystère de l’épreuve et en constitue ainsi déjà une réponse.
Avec le Ps 88, on touche à ce qu’il y a de plus profond dans une existence humaine marquée par le drame et l’expérience du mal, un mal incompréhensible, scandaleux, inacceptable, dont on rend Dieu responsable. Est-ce à dire pour autant que la prière de cet homme éprouvé n’a aucune valeur? N’est-ce donc rien, dans un état de souffrance extrême, que de trouver en soi assez de foi et de courage pour, au milieu même d’une tentation de désespoir, songer à Dieu, jeter vers lui une plainte, bref, rechercher en lui, en dépit de ses silences, un soutien, voire, un ami? On peut dire que sa confiance est ferme et s’il prie, c’est que, malgré tout, il lui reste un soupçon d’espérance, une espérance obscure, mal définie, mais cependant réelle. Dans cette ligne, on peut dire qu’en pleine noirceur, ce cri suppliant du cœur désespéré reste une forme de prière étonnamment valable et même salutaire.
En effet, comment Dieu pourrait-il s’empêcher de tendre l’oreille et tout son être vers l’agonisant qui crie vers lui? On ne crie pas avec autant d’ardeur et de régularité (la nuit [v. 2], le matin [v. 14], tout le jour [v. 10]) quand on sait que personne ne veut écouter ni intervenir. Car la prière est une « énorme force propre à l’âme et de même espèce que le mystère. La prière… regarde le mystère avec les yeux mêmes de l’ombre et, devant la fixité puissante de ce regard suppliant, on sent un désarmement possible de l’Inconnu » (V. Hugo, Les travailleurs de la mer). Étaler ainsi sa douleur, tenir tête à Dieu avec fermeté, malgré son mutisme prolongé, est à sa manière un miracle de foi et d’espérance. Ce n’est pas « désespérance », mais approfondissement d’une pauvreté personnelle, en vue de préparer en soi la place à Dieu. Montrer à Dieu son mal, c’est déjà une façon de lui dire qu’on a confiance et qu’on espère en lui.
Le malheureux du Ps 88, envahi par une souffrance humainement insupportable, est le portrait de tous ceux qui, aujourd’hui encore, expérimentent une douleur physique et morale si vive qu’ils ne parviennent pas à comprendre pourquoi cela leur arrive à eux. Quand le mal se fait si incisif, si irrationnel, que reste-t-il sinon ce cri perçant? La persévérance dans la prière, l’obstination à crier vers Dieu, est une protestation, un refus d’accepter l’ordre actuel comme définitif. Mais le psaume, tout en rapportant ce cri, témoignage éloquent de la possibilité d’une souffrance non soulagée, présente en même temps l’ultime effort de confiance qui laisse espérer le secours de Dieu, malgré son silence. Et qui sait? Peut-être est-ce là, dans ce silence apparemment vide, que Dieu se cache? Comme le disait si bien le célèbre écrivain cité plus haut : « Le silence offre on ne sait quel abri aux âmes simples qui ont subi l’approfondissement sinistre de la douleur » (V. Hugo, Quatre-vingt-treize). Or, le cri de l’agonisant qui perce le silence n’est-il point déjà une consolation?
Comme le disait A. de Musset à propos du Ps 88 : « Les plus désespérés sont les chants les plus beaux ». Et dans la beauté, il y a de l’espérance…