Madrid, le jeudi 11 mars 2004. Ce matin-là, les Espagnols se lèvent comme d’habitude. La plupart. Pas plus, pas moins heureux que les autres jours. Des projets, des soucis, des ambitions, de la bonne et de la mauvaise humeur: bref, la vie quotidienne banale et exaltante tout à la fois. Soudain, tout bascule. Depuis la capitale jusqu’aux frontières du pays, depuis le pays, à travers l’Europe jusqu’aux bouts de la planète, le monde est secoué à nouveau par des actes d’une violence extrême. Coup d’éclat du terrorisme.
La terreur entre en scène. On réagit. «Exécrable», dit le pape. «Abominable», lance Joschka Fischer, le chef de la diplomatie allemande. «Acte insensé de cruauté et de barbarie», clame le secrétaire général de l’OTAN, Jaap de Hoop Scheffer. En Angleterre, Jack Straw parle d’attaque «révoltante» et son premier ministre, Tony Blair, d’ajouter: «Terrible»! Jacques Chirac parle «d’actions condamnables». Le président du Parlement européen considère «injustifiable» une telle action de violence. Javier Solana, haut représentant de l’Union européenne pour la politique étrangère, s’exclame avec fermeté: «Les personnes responsables de cette barbarie, de cette terrible barbarie, doivent être pourchassées par la justice et traduites devant un tribunal».
L’émotion est vive. Elle suscite tous les superlatifs de l’horreur. Même froidement, sans bouleversement, les superlatifs seraient justifiés. Le lendemain, plus de 11 millions d’Espagnols descendent dans la rue pour dire non. C’est plus du quart de la population du pays, sans compter ceux et celles qui n’ont pu se déplacer, sans compter les nombreux terriens à travers le monde qui partagent la colère espagnole.
Vers qui doit-on pointer un doigt accusateur? Qui est à l’origine d’une telle hécatombe? On regarde du côté des basques, plus précisément du groupe ETA. On parle d’Al-Qaida. Espérons que l’enquête conduira vers les véritables auteurs de cette violence.
Les terroristes sont perçus comme des bandits, des criminels. Leurs actes ne peuvent être approuvés, quel que soit la justesse de leurs revendications. La violence n’obtient que de la violence. Et une violence en escalade.
Les humains se défendent comme ils peuvent. Leurs réactions spontanées imitent les attaques. Tu me frappes sur la joue. Je réagis en frappant plus fort, espérant ainsi non seulement te faire payer mais aussi te faire cesser. Souvent, je ne réussis pas à te faire peur et tu attaques de nouveau. Je réagis de nouveau. Plus fort, toujours plus fort. La violence est une course à relais où il n’y a jamais de gagnant, même quand un des adversaires est vaincu.
La violence déshumanise. Instinctivement, nous avons tendance à vouloir dominer, maîtriser en notre faveur ce qui arrive autour de nous, ce qui nous concerne personnellement. Mais on ne se réalise jamais, on ne s’épanouit jamais à frapper l’autre. En fait, nous n’avons pas d’autre avenir personnel qu’une vie en harmonie avec soi-même et une telle harmonie ne se bâtit jamais sans une harmonie avec les autres. L’avenir du monde est avant tout dans la fraternité.
Il faut donc désamorcer le terrorisme, le réduire à l’impuissance. Il faut trouver les auteurs de ces crimes et les désarmer. C’est une question non seulement de justice mais aussi de protection. Les innocents sont nombreux parmi les victimes.
Mais, même si on rejoignait les «vrais ennemis», le terrorisme demeurerait tout autant injustifié. Les sociétés et les peuples se sont donnés des outils pour arbitrer leurs conflits et les arbitrer dans la plus grande civilité.
Il reste cependant qu’il faut se questionner sur l’ampleur que prend le terrorisme de nos jours. Non seulement nous demander: «qui fait cela?» mais aussi et surtout: «pourquoi le fait-il?». Parmi les auteurs de ces attentats, il n’y a pas que des bandits ou des criminels. La volonté de faire mal n’est pas nécessairement partagée par tous les terroristes. Davantage, il faut interroger les motifs profonds qui amènent des êtres humains à attaquer d’autres êtres humains. La véritable justice, le véritable combat contre la violence se joue au niveau des mobiles enfouies dans les coeurs. Là où chaque personne vit sa quête de bonheur et cherche sa place sur une planète en grande mutation. Peut-être que l’arme la plus efficace contre le terrorisme réside du côté d’un accueil le plus large possible de ce qui nous différencie comme de ce qui nous rapproche.