Lorsque le 21 avril dernier, les Français et le reste du monde ont appris les résultats du premier tour des élections présidentielles, ils se sont trouvés devant l’improbable. Absolument tout le monde avait pris pour acquis qu’au deuxième tour, celui qui compte, la lutte se ferait entre l’actuel président et le premier ministre. C’était une sorte de certitude pratique.
N’y a-t-il pas, dans la vie sociale comme dans les vies individuelles, tant de choses que nous tenons pour des évidences, que nous prenons pour acquises ? Demain, nous irons à tel endroit et y rencontrerons telle personne. Semblables aux pyramides d’Égypte, les gratte-ciel de Manhattan sont là pour des siècles. Dans tant d’années, je prendrai ma retraite.
Il arrive pourtant que pareilles certitudes s’effondrent comme un château de cartes, du jour au lendemain. Que l’impensable, tenu pour impossible, survienne. Cela se passe rarement, sans doute, ce qui fait qu’il est possible de demeurer confortablement dans l’illusion que les choses seront toujours là : la santé, les enfants, le travail, la sécurité, les acquis sociaux, l’égalité des femmes. Les 11 septembre et 21 avril éclatent comme des coups de tonnerre dans la maison de nos assurances tranquilles. Et ils nous rappellent qu’il ne faut jamais dire jamais.
À la base de la spiritualité bouddhiste se trouve le principe de l’impermanence de toute chose. S’appuyer sur ce qui se présente comme durable et éternel relève d’une illusion tenace puisqu’en fait, tout est d’une extrême fragilité et soumis à la loi de l’éphémère. La tradition biblique est également consciente du caractère éphémère de la réalité, ne faisant exception que pour les grands cycles naturels qu’elle évoquait pour désigner ce qu’il y a de plus certain : Mon âme attend le Seigneur plus qu’une sentinelle n’attend l’aurore (Psaume 130 6) ou encore Avant que mes paroles ne passent, le ciel et la terre passeront (Évangile de Matthieu 24,35). Et pourtant, l’astrophysique et l’astronomie modernes nous auront appris le déclin et la disparition des étoiles, auxquels notre soleil n’échappera pas, si bien que même le cycle du jour et de la nuit disparaîtra avec la mort de notre modeste étoile.
Voilà pourquoi un des grands passages spirituels dans la vie de quelqu’un réside-t-il dans la reconnaissance de cette impermanence de tout. Et cela commence par la fragilité de notre propre existence. Apprends-moi quelle est la mesure de mes jours, que je sache combien je suis éphémère… Nos années sont peu nombreuses, elles passent vite et nous nous envolons, alors apprends-nous à compter nos jours et nous obtiendrons la sagesse du cœur lit-on dans le recueil des psaumes conservé dans la Bible (Psaume 39 5 ; 90 10.12). Une prière de la liturgie catholique va dans le même sens : Dieu, fais qu’au milieu des changements de ce monde, nos cœurs s’établissent là où sont les vraies joies .
Pour celui ou celle qui a vécu cette reconnaissance, non pas en théorie, mais comme une expérience intérieure intense, plus rien n’est comme avant. Toutes les réalités créées, même les plus denses comme l’amour, sont désormais revêtues d’un coefficient d’inconsistance. Sans doute le réflexe sera-t-il toujours de se redonner des apparences de certitude, c’est peut-être en ce sens que les sages juifs formulent la recommandation suivante : Doute donc de toi-même jusqu’au jour de la mort (Pirqe Abôt II,4), c’est-à-dire : méfie-toi de ta tendance à revenir à tes illusions.
Qui a connu ce passage spirituel fondamental a accès à l’insoutenable légèreté de l’être , pour reprendre la formule de Milan Kundera. À une liberté absolue, un sens critique aiguisé, un réalisme dépouillé mais paisible. Ses certitudes ont été fracassées. Mais non ses convictions.