Je ne veux plus parler! Je sors d’un marathon de 27 heures d’enseignement en cinq jours! Je ne veux plus parler! Je ne veux plus enseigner! Qui plus est, le cours s’adressait à des séminaristes pour les initier à la prédication! Je ne veux plus parler! Je ne veux plus enseigner! Je ne veux plus prêcher!
Mais alors, serai-je encore moi-même? Vais-je continuer d’être un homme? Martin Heidegger écrivait: «[L’homme est] le vivant capable de parole. Cette affirmation ne signifie pas seulement qu’à côté d’autres facultés, l’homme possède aussi celle de parler. Elle veut dire que c’est bien la parole qui rend l’homme capable d’être le vivant qu’il est en tant qu’homme. L’homme est homme en tant qu’il est celui qui parle.» (Martin HEIDEGGER, Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1976, p. 13)
Combien révélateur à ce sujet est le récit de la création de la femme au livre de la Genèse 2, 18-24). D’après l’antique tradition, Dieu ne considérait pas la solitude comme une bonne chose pour l’être humain: «Il n’est pas bon pour l’homme d’être seul. Je veux lui faire une aide qui lui soit comme son vis-à-vis» (2, 18). Selon Dieu, la créature humaine est ouverte; elle est un «être-pour-les-autres». Je mets intentionnellement des tirets pour laisser entendre que les humains sont inséparables les uns des autres. Le repli sur soi conduit à la mort. À son réveil, l’homme se trouve devant son vis-à-vis: «Voici cette fois l’os de mes os et la chair de ma chair» (2, 23). Implicitement, on imagine: «Enfin, quelqu’un avec qui parler! Enfin, quelqu’un avec qui tenir un dialogue!» Est-ce voulu par l’auteur sacré que la toute première citation «textuelle» de l’être humain dans la Bible nous soit communiquée dans ce récit de la création d’une autre en face de lui?
Les humains tiennent à la parole; ils ont la conversation dans la peau. Ils ont besoin de s’exprimer. Même les muets parviennent à parler avec leurs mains et leurs mimiques. Les humains ne peuvent vivre sans dire et se dire. Ils ne peuvent être heureux sans pouvoir nommer les choses et les événements. Ils portent en eux un trésor de signification qu’ils ne peuvent que faire advenir hors d’eux-mêmes. Ils sont incapables de saisir le sens de ce qui se passe sans prendre la parole et l’échanger. La fatigue m’a fait souhaiter me taire à jamais! Mais je ne pourrais pas. Le moindre étonnement devant les scènes qui m’offrent le spectacle du monde et mes propres spectacles me forcerait à traduire en mots les sens qui les habitent. Pour dire comme la Genèse, je suis forcé à nommer les choses: «Le Seigneur Dieu modela du sol toute bête des champs et tout oiseau du ciel qu’il amena à l’homme pour voir comment il les désignerait» (2, 19).
Je ne veux plus enseigner, disais-je en commençant… Mais le pourrais-je? Je suis né et je vis dans une généalogie d’hommes et de femmes. Je partage une histoire et même de nombreuses histoires. Tout un patrimoine de vie, de cultures, de mentalités, de personnalités et combien d’autres trésors de l’histoire de l’humanité font partie de mon être intérieur, presque de mes gênes. Puis-je garder pour moi tout cela? Puis-je refuser de transmettre à d’autres ce qui nous garde ensemble, ce qui nous lie à jamais? Il ne s’agit pas seulement du doux plaisir de faire connaître nos savoirs; il s’agit surtout de rendre commun ce qui nous habite. La connaissance ne demeure et ne s’enrichit que dans le partage. Nous sommes faits pour échanger et nous échanger. Nous sommes complémentaires les uns des autres.
J’ai osé souhaiter ne plus prêcher. Mais cela aussi, ce m’est impossible. Croire en Dieu, reconnaître le Christ dans la personne de Jésus de Nazareth, assumer son Évangile: impossible de garder cette Bonne Nouvelle pour soi. Croire, c’est entrer en processus de parole. Ma foi rejoint un Dieu qui parle, qui se révèle. Croire en lui, n’est-ce pas devenir à notre tour des êtres de parole et de révélation. Le témoignage est soudé à même l’acte de croire. Devant le sanhédrin, Pierre et Jean sont clairs: «Nous ne pouvons certes pas, quant à nous, taire ce que nous avons vu et entendu». (Actes 4, 20) La foi n’existe qu’en forme de parole comme le Dieu auquel nous croyons. La foi ne grandir qu’en la communiquant, du moins en communiquant l’espérance qui habite le croyant ou la croyante.
Finalement, je suis «condamné» à continuer de parler, d’enseigner et de prêcher. Probablement qu’après un peu de repos, ma «condamnation» ne sera pas trop difficile à supporter! Après tout, c’est ce qui me fait vivre!