L’histoire de Dieu se tricote à même nos propres histoires. À tel point que parler de Dieu, c’est nous raconter nous-mêmes. Et parler de nous-mêmes, c’est nécessairement évoquer Dieu. À tel point qu’il y a même danger de greffer sur Dieu nos désirs et nos aspirations et de nous imaginer que Dieu doit nécessairement y correspondre… puisque nous en avons besoin. Un livre, paru il y a une dizaine d’années, portait en sous-titre: «Dis-moi quel est ton Dieu et je te dirai quel est ton projet de société». Si nous rêvons de démocratie, nous voyons Dieu fraternel. Si nous souhaitons que se lèvent des leaders pour animer la société, nous demandons à Dieu d’être un prophète ou un roi. L’adolescent parle à Jésus son copain. Dans un monde de violence, on fait appel à la tendresse de Dieu.
Nous n’agissons pas ainsi parce que nous aurions attrapé le virus de l’égocentrisme, parce que nous ne serions pas capables de nous dégager de nos besoins. Non. Dieu est grand et, si vous me permettez l’expression, sa «personnalité» est riche, assez riche pour qu’un aspect ou l’autre nous rejoigne à l’un ou l’autre moment de notre existence. Il faut toutefois faire attention: Dieu n’est pas vague au point que nous puissions le façonner à notre image et selon nos désirs et nos besoins. Dieu se révèle et il se révèle en toute liberté. S’il veut garder silence quand nous crions vers lui, libre à lui de se taire. S’il veut se montrer bon et compréhensif devant l’intolérant ou le despote, qu’il ne se gêne pas. Quant à nous, nous devons toujours questionner nos images de Dieu. Laisser la Parole de Dieu, laisser la liturgie, laisser les prophètes _ ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui _ contester notre perception de Dieu.
Un autre motif fait que nous ne sommes pas nécessairement égocentriques quand nous nous racontons pour parler de Dieu: Dieu écrit son histoire sur les pages de nos vies. Et nous n’avons pas à chercher Dieu ailleurs que dans nos histoires. Chaque fois que quelqu’un demande à Jésus ce qu’il faut faire pour rencontrer Dieu ou avoir la vie éternelle, le maître renvoie toujours à la vie quotidienne de la personne: c’est le blessé à ramasser le long du chemin, c’est le pauvre à qui il faut donner son bien, c’est l’affamé qu’il faut nourrir, c’est le prisonnier qu’il faut visiter… «Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait!» (Matthieu 25, 40) Nous rencontrons Dieu dans notre «biographie» personnelle comme dans l’histoire de notre peuple ou du monde. Le judaïsme et le christianisme conservent leur patrimoine, leurs visions du monde, leurs cultures, leurs philosophies dans des récits, les récits de leur vie personnelle et communautaire. Leur rencontre de Dieu aussi.
Nous parlons de Dieu en nous racontant nous-mêmes ou en racontant les autres. En nous écoutant, les autres laissent réfléchir leur propre vie dans les récits que nous racontons, comme un visage se reflète dans un miroir. Le philosophe Walter Benjamin a dit que conter, c’est exercer «le pouvoir d’échanger des expériences» («Der Erzahler», dans Illuminationen, 1961, p. 409) Le témoignage de la foi n’est rien d’autre qu’un partage d’expériences spirituelles où Dieu est rencontré.
Nous devons témoigner de Dieu, le professer à la manière de la liturgie. Nous devons faire mémoire. Mémoire des événements fondateurs du christianisme. Mémoire des événements fondateurs de nos propres vies. Mémoire des traces de la présence de Dieu sur notre route depuis notre naissance. Nous devons proclamer la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne, comme disait saint Paul à la communauté de Corinthe (1 Corinthiens 11, 26) Et cette mémoire en forme de récit agit sur nous un peu à la manière d’un sacrement, en donnant de nouveau la grâce de la présence de Dieu.