Il y a quelques années, des voyous ont rencontré deux adolescents sur le Pont Jacques-Cartier, à Montréal. À froid, ils ont balancé le garçon et la fille dans le fleuve Saint-Laurent. «Agression sauvage, meurtre crapuleux, violence gratuite, horreur!»: telles sont les expressions dont on a qualifié ce crime dans les journaux et sur toutes les lèvres. Les parents des jeunes étaient brisés par la douleur. Des amis ont pleuré. D’autres ont manifesté de la colère. On a crié vengeance!
Quelques jours plus tard, les parents de la jeune fille ont déclaré publiquement qu’ils pardonnaient aux bandits. La réaction de la population a été forte. On ne comprenait pas l’attitude d’un père et d’une mère devant la mort violente de leur enfant. «Ils ne l’aimaient donc pas», disait-on. Ou bien: «La religion les aveugle. Elle les rend insensibles à la douleur et à la tristesse.» Ou encore: «Ils ne sont pas conscients de ce qui se passe. Dans quelques temps, ils vont se réveiller et regretter leur geste.»
Devant toutes ces réactions, les parents ont dit: «Nous pardonnons parce que nous ne nous en sortirons jamais sans le pardon.» Que voulaient-ils dire? Pourquoi le pardon leur était-il si nécessaire?
Tout geste d’agression, tout acte de violence à l’endroit de quelqu’un, toute manifestation de haine demeure irréparable. Il n’existe pas d’amende, de punition, de condamnation qui puissent faire en sorte que tout redevienne comme avant.
Pardonner, cela signifie «passer par dessus l’offense», «donner par dessus», «aimer au delà». Cela ne veut pas dire: contourner l’offense ou l’ignorer, ou la fuir. Cela veut dire: ne pas rester buté sur elle, trouver le moyen de vivre avec elle, et de bien vivre. Trouver le moyen de quitter la paralysie dans laquelle nous emmure la haine ou le désir de vengeance. Bref, retrouver sa liberté
Cela suppose que la victime et son agresseur parviennent à faire la vérité ensemble. Dans beaucoup de circonstances, ce cheminement est long et difficile. Difficile et douloureux.
La blessure éveille des émotions fortes. Profondément, elle met la victime en face de sa vulnérabilité. «Je peux être atteint. J’ai un talon d’Achille qu’on peut attaquer. Je ne suis pas le superman ou la superwoman que j’aimerais être. Il m’arrive de frapper des murs qui me semblent infranchissables. Avec cette pernicieuse tentation d’attribuer à ma faiblesse l’intensité de ma souffrance. Et par conséquent, de me croire le seul coupable de ce qui est arrivé»
Du côté de l’agresseur, les émotions peuvent aveugler. Il n’est pas plus facile de s’avouer coupable d’un geste qui a blessé. Il faut une bonne dose d’humilité, la capacité de prendre ses responsabilités. La force de reconnaître que nous pouvons perdre le contrôle sur soi. La lucidité d’admettre que le mal nous habite.
Faire la vérité ensemble. Comme victime, faire la vérité sur ce que je suis, ce que je souffre, sur mes limites, mes vulnérabilités. Comme agresseur, faire la vérité en admettant que je suis l’auteur de cet acte, que la haine m’habite et me conduit à la violence.
Le chemin du pardon est long. Nous ne pouvons pas brûler les étapes. Cela demande beaucoup de patience, avec soi-même, avec l’autre. S’attendre, attendre l’autre parce que nous ne sommes pas prêts à faire le pas suivant. Avoir la sagesse de la patience. Ne pas se considérer moins généreux parce qu’il nous faut du temps, que l’apprivoisement demande du temps.
Le mal qui atteint les personnes ne se répare pas comme un objet brisé. On en guérit. Le pardon est essentiellement un processus de guérison où finalement les deux adversaires ont à guérir ensemble leur relation en marchant côte à côte sur le chemin de l’amour, un amour gratuit et inconditionnel. L’amour seul est source de guérison.