Delphine Horvilleur, Vivre avec nos morts, Grasset, Paris, 2021, 222 p.
« Tant de fois je me suis tenue avec des mourants et avec leurs familles. Tant de fois j’ai pris la parole à des enterrements, puis entendu les hommages de fils et de filles endeuillés, de parents dévastés, de conjoints détruits, d’amis anéantis… »
Être rabbin, c’est vivre avec la mort : celle des autres, celle des vôtres. Mais c’est surtout transmuer cette mort en leçon de vie pour ceux qui restent : « Savoir raconter ce qui fut mille fois dit, mais donner à celui qui entend l’histoire pour la première fois des clefs inédites pour appréhender la sienne. Telle est ma fonction. Je me tiens aux côtés d’hommes et de femmes qui, aux moments charnières de leurs vies, ont besoin de récits. »
À travers onze chapitres, Delphine Horvilleur superpose trois dimensions, comme trois fils étroitement tressés : le récit, la réflexion et la confession. Le récit d’une vie interrompue (célèbre ou anonyme), la manière de donner sens à cette mort à travers telle ou telle exégèse des textes sacrés, et l’évocation d’une blessure intime ou la remémoration d’un épisode autobiographique dont elle a réveillé le souvenir enseveli.
Nous vivons tous avec des fantômes : « Ceux de nos histoires personnelles, familiales ou collectives, ceux des nations qui nous ont vu naître, des cultures qui nous abritent, des histoires qu’on nous a racontées ou tues, et parfois des langues que nous parlons. » Les récits sacrés ouvrent un passage entre les vivants et les morts. « Le rôle d’un conteur est de se tenir à la porte pour s’assurer qu’elle reste ouverte » et de permettre à chacun de faire la paix avec ses fantômes…
Première femme rabbin française, Delphine Horvilleur est écrivain et philosophe. Elle a été formée à l’université hébraïque de Jérusalem. Elle dirige la rédaction de la revue Tenou’a.
Chevalier de la légion d’honneur, de l’ordre national du Mérite et officier de l’ordre des Arts et des Lettres, elle a écrit près d’une dizaine d’ouvrages sur différentes questions de la religion hébraïque.
POINTS FORTS (Cf. Marc Buffard, CultureTops – Critique des événements culturels, 20-04-2021)
Ce livre respire l’intelligence, la délicatesse et l’émotion contenue. Avec un beau talent. Et ce, sur un sujet difficile et pénible que la plupart du temps on fuit.
Le tour de force de Delphine Horvilleur est de nous y intéresser grâce à sa culture classique, religieuse et littéraire, mais aussi très moderne avec de belles références à la chanson et au cinéma. Et aussi incroyable que cela puisse paraître à la lecture du titre, on sourit beaucoup et l’on rit même quelquefois, en tournant les pages sans jamais s’ennuyer.
Voyez l’histoire de Myriam, américaine obsédée par sa mort à venir, qui nous laisse à la frontière du rire et de l’effroi. Et bien d’autres tristes, émouvantes, drôles, tirées de la tradition juive ou plus intimes racontées avec une magnifique empathie.
Ce rabbin fait preuve, au-delà de sa religion qu’elle nous fait mieux connaître, d’une humanité tendre qui devient universelle. N’attendez de l’auteur aucune certitude ni aucun prosélytisme. Elle nous livre en réalité ses doutes avec beaucoup de sincérité face aux grandes tragédies qu’elle évoque avec douleur, mais sans le moindre pathos, comme le ferait une petite fille aux yeux écarquillés devant la mort. Par exemple devant l’assassinat d’Itsh’ak Rabin, le grand drame de sa jeunesse qu’elle revit avec une émotion si vive qu’elle nous gagne. Mais c’est surtout la question de l’après qui l’intéresse, la vie de ceux qui restent prolongeant celle des morts qui leur passent le flambeau.
Je retiens encore cette belle définition du peuple juif, empruntée au poète Yehuda Amihaï ; elle ne vient ni de la géographie ni de la génétique, mais de la géologie : « des failles, des effondrements, des couches sédimentaires et de la lave incandescente ».