Alexandre Men est né en 1935 à Moscou de père juif et de mère convertie au christianisme dans l’Église orthodoxe. Il étudie la biologie à l’université, puis est ordonné prêtre. Il devient rapidement un point de référence pour l’intelligentsia moscovite comme pour le peuple des paroisses. Solidement ancré dans son Église, il est très ouvert à l’ocuménisme et au dialogue inter religieux. Il a été le premier prêtre orthodoxe autorisé à enseigner la religion dans un lycée de l’État soviétique.
Alexandre Men a écrit et publié clandestinement de nombreux ouvrages qui sont une véritable catéchèse pour un monde déchristianisé, notamment son chef d’ouvre, Jésus, le Maître de Nazareth.
Suspect aux yeux du KBG et des antisémites, il a été tué à coups de hache par des inconnus le 9 septembre 1990. C’est la vie et l’action de ce prophète martyre du XXe siècle qu’évoque ce livre Alexandre Men écrit par Yves Hamant. Le texte qui suit est extrait de ce livre.
La veille de sa mort, le père Alexandre prononçait une conférence sur le christianisme. Il la concluait ainsi : « Et si flous nous demandons encore une fois quelle est l’essence du christianisme, nous devons répondre: c’est la divino-humanité, l’union de l’esprit humain, qui est fini, limité dans le temps, avec le divin qui est infini. C’est la sanctification de la chair, car à partir du moment où le Fils de l’Homme a adopté nos joies et nos souffrances, alors ce que nous construisons, notre amour, notre travail, la nature, le monde, tout ce dans quoi il s’est trouvé, où il est né en tant qu’homme et Dieu-homme, tout cela n’est pas rejeté, n’est pas humilié, mais élevé à un nouveau degré. Dans le christianisme, le monde est sanctifié, le mal, les ténèbres, le péché sont vaincus. Mais c’est la victoire de Dieu. Cette victoire a commencé la nuit de la résurrection et elle continuera tant que le monde existera. Je m’arrête là pour aujourd’hui et, la prochaine fois (1)… » Telles furent les dernières paroles publiques du père Alexandre.
Tout son enseignement était centré sur Jésus-Christ. Un de ses enfants spirituels relève: « Le père Alexandre pouvait parler indéfiniment de Jésus-Christ, comme d’un proche, en lui trouvant chaque fois de nouveaux traits. À notre époque, alors que tout a été dit, il était capable de trouver des paroles neuves et efficaces, susceptibles d’allumer les cours. »
Le christianisme, répétait-il, ce n’est pas d’abord un ensemble de dogmes et de préceptes moraux, c’est avant tout Jésus-Christ lui même. « Remarquez bien, avait-il encore souligné au cours de cette conférence, le Christ ne nous a pas laissé une seule ligne écrite, comme Platon ses dialogues. Il ne nous a pas transmis une table avec une loi, comme Moïse. Il n’a pas dicté le Coran, comme Mahomet. Il n’a pas fondé un ordre religieux, comme Bouddha. Mais il a dit: Je reste avec vous jusqu’à la fin des temps… C’est en cela que consiste l’expérience la plus profonde du christianisme. » Aussi, toute vie chrétienne se fonde-t-elle sur une expérience spirituelle personnelle, sur une rencontre personnelle avec Jésus-Christ. Une rencontre.
Ce jour-là, il avait expliqué le sens d’une prière très répandue dans l’Église d’Orient, fondée sur la répétition d’une simple formule (tout en exigeant, en fait, un difficile apprentissage) « Ô Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi qui suis pécheur! ». « En répétant certaines prières, les grands priants chrétiens peuvent être comparés à ceux de l’Orient, de l’Inde, qui répètent divers mantras. ll y a une ressemblance et un parallèle. Mais l’une des principales prières des ascètes chrétiens s’appelle la prière de Jésus, qui répète constamment le nom de Celui qui est né, a vécu sur la terre, a été crucifié et est ressuscité. Le christocentrisme de cette principale prière chrétienne se distingue de toutes les autres formes de méditation et de tous les mantras, parce que là se produit une rencontre, pas seulement la concentration de la pensée, pas simplement une plongée dans une espèce d’océan ou dans un abîme de spiritualité, mais une rencontre entre une personne et Jésus-Christ, qui est au-dessus du monde et dans le monde. »
Le père Alexandre insistait sur la nécessaire coopération entre l’homme et Dieu impliquée par cette union, cette Alliance. « C’est là, ajoutait-il par exemple, une différence fondamentale avec le yoga, qui croit que l’homme peut parvenir à Dieu, s’introduire jusqu’à Lui, pour ainsi dire par sa propre volonté.
Il ne voulait pas que ses enfants spirituels, parce qu’ils s’étaient convertis, se coupent de la vie, étouffent en eux leurs aspirations, se désintéressent de leurs activités professionnelles et sociales, ce qui était une tentation fréquente. Au contraire, la foi devait sanctifier tout ce qu’il y avait de positif dans leur existence. Être chrétien dans le monde d’aujourd’hui constituait pour lui tout un programme. Si nous devions nous comporter comme des hommes du XIXe siècle, disait-il en riant, Dieu nous aurait fait naître au XIXe siècle!
Quand nous nous retrouvons avec nos amis, chrétiens comme nous, recommandait le père Alexandre, n’allons pas nous imaginer que nous sommes sous une cloche de verre. À l’église, n’oublions pas que nous sommes des gens de notre temps vivant dans le monde.
À l’extérieur, par exemple dans nos relations de travail, il ne s’agit pas d’afficher de manière provocante que nous sommes chrétiens, de nous signer démonstrativement en public, mais nous devons nous sentir membres de l’Église, ne pas oublier une minute que nous sommes des témoins. Il faut que les gens se rendent compte que nous ne sommes pas tout à fait comme tout le monde… mais en bien! De sorte que le jour où ils apprendront que nous appartenons à l’Église, ce soit à l’honneur de celle-ci et non le contraire.
« Je comprends mal, écrivait-il dans une lettre, la séparation tranchée entre profane et religieux. Ce sont là pour moi des termes conventionnels au plus haut degré. Bien que, dans mon enfance, on M’ait expliqué qu’il y avait des sujets particuliers, c’était plutôt dû au fait que nous vivions parmi des gens à qui tout cela était étranger. Petit à petit, cette distinction a presque entièrement perdu son sens pour moi, parce que tout est devenu à sa façon particulier. Tout aspect de la vie, tout problème, tout ce qui nous touche m’est apparu directement lié au Très Haut.
« Vivre comme si la religion” restait un secteur isolé est devenu impensable. C’est pourquoi je dis souvent, par exemple, qu’il n’y a pas pour moi de littérature profane. Tous les bons livres littéraires, philosophiques, scientifiques, décrivant la nature, la société, la connaissance et les passions humaines, ne parlent que d’une chose, que de l’unique nécessaire. Et, d’une manière générale, il n’y a pas la vie en soi qui serait indépendante de la foi. Depuis mon enfance, tout tourne pour moi autour du Centre principal. Enlever quelque chose (à l’exception du péché) me semble une ingratitude envers Dieu, une amputation injustifiée, un appauvrissement du christianisme qui est, au contraire, appelé à imprégner la vie, à donner la vie en abondance. J’ai toujours voulu être un chrétien vivant non à la lumière des chandelles, mais en plein soleil. »
Le père Alexandre accordait une attention toute particulière à la culture. Il comptait, on l’a vu, beaucoup d’hommes de culture parmi ses amis et enfants spirituels. Dans la création culturelle authentique, l’homme réalise un don de Dieu. D’ailleurs, dans un texte de la liturgie byzantine, Dieu lui-même n’est-il pas appelé artiste par excellence? Tout travail créateur s’inscrit dans le prolongement de l’Oeuvre divine.
Cependant, le travail ne doit pas devenir une fin en soi, l’activité humaine dégénérer en activisme. Notre courte vie est récole de l’éternité, expliquait un jour le père Alexandre dans un de ses sermons. Notre âme, notre personne, notre conscience, tout ce qu’il y a en nous de divin, doit croître et s’éduquer. Aussi faut-il éviter de se laisser entraîner par le flux de l’existence et savoir s’arrêter pour écouter l’appel de Dieu.
Le père Alexandre était célèbre pour son ouverture aux autres confessions chrétiennes et, particulièrement, au catholicisme. Ses convictions oecuméniques se sont définitivement formées dès 1958, à l’issue de longues réflexions et recherches. Les oeuvres de Soloviev ont certainement eu une influence déterminante. La personnalité de Jean XXIII, sur lequel il a beaucoup lu quand il était étudiant, a également produit sur lui une vive impression.
Il aimait à citer les paroles de Mgr Platon, métropolite de Kiev mort en 1891, selon lesquelles « nos cloisons terrestres ne s’élèvent pas jusqu’au ciel ». Pour lui, la séparation des Églises avait été conditionnée par des différences d’ordre politique, national, ethno-psychologique, culturel. « Je suis arrivé à la conviction qu’en réalité, l’Église est une et que les chrétiens ont été divisés surtout par leur étroitesse et leurs péchés. » Il considérait que les chrétiens devaient subir leur division comme un péché commun à tous et une désobéissance à la volonté du Christ. Cette division serait surmontée non point par les voies de la domination, de l’orgueil, de l’égoïsme et de la haine, mais dans un esprit d’amour fraternel sans lequel la vocation chrétienne ne peut être réalisée.
Certes, il fallait un miracle pour que l’unité réelle entre les chrétiens soit rétablie. Mais le père Alexandre croyait à ce miracle. « Pour l’instant, on peut tout de même surmonter l’incompréhension, les relations agressives des uns à l’égard des autres. Si les membres des différentes communautés se connaissent mieux, cela finira par porter ses fruits. »
Les entraves mises par le pouvoir civil à l’activité des croyants ne permettaient pas l’organisation de rencontres régulières entre communautés chrétiennes de diverses dénominations et les initiatives prises depuis un certain nombre d’années en Occident dans le but de promouvoir l’unité des chrétiens étaient, évidemment, impossibles. C’était uniquement à titre individuel que pouvaient se rencontrer des chrétiens appartenant à différentes confessions.
Certains enfants spirituels du père Alexandre profitaient, par exemple, de vacances au bord de la Baltique pour rencontrer un prêtre catholique lituanien, le père Stanislas. Au cours de ses séjours à Moscou, le père Jacques Loew, avec toutes les précautions d’usage et en choisissant de préférence la période du 1°r mai, pendant laquelle la police était moins vigilante, a animé, dans des appartements, des sessions bibliques auxquelles participaient aussi des paroissiens du père Alexandre. Ainsi, le père Jacques Loew et le père Alexandre ont-ils fait connaissance. Le père Alexandre savait qu’il n’y avait aucune arrière-pensée de prosélytisme catholique romain chez le père Jacques, celui-ci encourageant les nouveaux convertis qu’il rencontrait à approfondir et à vivre pleinement leur propre tradition orthodoxe, richesse inaliénable de l’unique Église.
Le père Alexandre rencontra également petite sour Magdeleine, qui, sur les traces de Charles de Foucauld, a fondé la Fraternité des petites sueurs de jésus, dont le modèle de vie est celle de Jésus dans la pauvreté et l’enfouissement de Bethléem et de Nazareth. Soucieuse que sa fraternité soit mêlée aux hommes et aux femmes du monde entier, petite sour Magdeleine, n’ayant pas d’autre moyen, fit plusieurs voyages en Russie dans une camionnette, s’arrêtant dans les campings, priant dans les églises. Elle trouva le père Alexandre sur sa route.
Enfin, la communauté oecuménique de Taizé, fondée par le pasteur protestant Roger Schutz, qui a créé un grand mouvement de jeunes à travers le monde, s’efforçait d’établir des liens avec l’Est. De la sorte, des jeunes et des frères de Taizé sont entrés en contact avec des chrétiens de Russie et, notamment, des enfants spirituels du père Alexandre dans les années soixante-dix. Le père Alexandre était, lui-même, personnellement attentif à l’expérience de Taizé, à la fois par son souci oecuménique et son engagement auprès des jeunes.