Mon histoire
Dieu pénètre dans une existence par une rencontre, une parole dite, un exemple, un livre, un événement, une souffrance. Je dois avouer, que pour moi, il s’est présenté sans modestie dans la magnificence des cloches qui, plusieurs fois par jour, embrasaient l’air de leurs vibrations puissantes.
Dieu me souriait dans ses oeuvres
Notre maison jouxtait une église et nous possédions un petit jardin. Deux vieux arbres, quelques plates-bandes peuplées d’un monde indéchiffrables d’insectes, le parfum des rosiers, la chanson du vent sur les toits de tuiles et, au-dessus, le bleu magistral d’un ciel du midi: dites-moi si ce n’est pas de la présence. Dieu me souriait dans ses oeuvres; entre la fourmi et les rougeoiements de l’aube, il m’offrait libéralement matière à l’admirer. Il ne se montrait pas, mais s’imposait partout, m’obsédant de son culte élémentaire. Les cloches avaient raison, et je concélébrais leur allégresse.
Comme je grandissais, l’on m’envoya au catéchisme. L’enfant aime les contes. Sans prétendre qu’ils fussent aussi beau que Les Milles et une nuits, je me laissais captiver par l’histoire de Ruth et de Jonas, la sortie de l’Égypte et les malheurs d’Abraham. A tout prendre, c’était l’Évangile qui m’intéressait le moins : ils étaient quatre à raconter la même chose, et leur histoire finissait avec la victoire des coquins. Jésus ne ressuscitant jamais devant ses ennemis, ces derniers demeuraient sur leur triomphe. Et, pour tout dire, le héros parlait trop, à mon sens; je le préférais dans ses marches et les belles actions de ses mains. Où les choses se gâtaient définitivement, c’était aux offices: je n’entendais goutte aux propos tenus, et je mesurais, tout en dépaillant soigneusement ma chaise, la distance qui séparait mes éblouissements au jardin, à côté de mes cloches, et les façons qu’avaient les grandes personnes de rendre visite à leur Dieu. Ce devait être de leur goût, puisqu’entre elles elles faisaient pareil; je les voyais tenir de graves cénacles et discuter indéfiniment avec les mots dont je n’entendais pas le sens. Elles me semblaient à la fois très importantes et très futiles. Je crois que, là-dessus, je n’ai pas beaucoup changé, même si je suis devenu l’une d’elles, ce qui me peine. Déjà, je redoutais de grandir: qu’est-ce qui m’assurait que les mots savants n’allaient pas entrer en rang serrés, casqués et bottés, dans ma cervelle, et piétiner le petit carré de mes sentiments simples? Allais-je à mon tour n’exister que sur le monde abstrait et affairé, hélas, comme ces importants ou impotents?
Pourquoi la peste, pourquoi la mort?
Les années passèrent; j’eus droit à la formation religieuse qui prépare à la communion solennelle. On me remit à un pasteur protestant qui métamorphosa brutalement mon paysage religieux. C’était un Alsacien aux yeux gris, avec un visage d’artiste; il jouait admirablement du violon, vivait très pauvrement et faisait toutes sortes d’objections aux croyances plus traditionnelles que son collègue affirmait bruyamment. J’aimais cette voix douce et blessée, quoiqu’elle n’évoquât plus rien de la joie de Pâques et fit traîner sur tous ses propos des mélancolies d’automne. Un jour, il me convoqua chez lui; il avait dû remarquer l’attention avec laquelle je l’écoutais: cela flatte toujours un professeur. Les yeux clos, d’une voix imperceptible et haletante, il me parla de lui, très longtemps. Cette foi que je croyais seulement triste lui était un véritable sujet de torture. Peu d’années avant d’être nommé dans ma ville, il avait perdu deux enfants; leur agonie avait été longue, comme pour insulter plus cruellement à ses désirs, ses douleurs et ses prières. Depuis, il lui semblait toujours célébrer au-dessus du corps de ses enfants morts. Sur cet autel de chair, il s’en voulait que sa louange ne fût parfois qu’un soupir. Le silence de Dieu s’étant appesanti sur lui, en vain il essayait de le rompre, le déchirant parfois du chant du violon.
J’avais quatorze ans; j’en ai pris dix ou vingt d’un coup. Cet homme avait cru me faire une confidence. Sans le savoir, avec l’ingénuité propre aux endoloris, il avait versé en moi le scandale du dieu absent alors que j’avais cru toujours le voir à l’ouvre. J’étais encore une enfant choyée, mais il fallait me décharger de cette illusoire douceur. Seul le hasard m’avait préservée; je ne me sentais plus protégée dans le creux d’une main, puisque cette main s’était ouverte pour laisser se fracasser des innocents. Que ne l’avais-je compris plus tôt? La guerre avait accompagné mon enfance de ses lointains roulements; elle continuait à froid, et nous étions tous certains qu’elle prendrait des degrés Celsius dans peu de temps. Et Dieu? Était-il aussi étourdi que moi? Ne s’apercevait-il de rien, se contentait-il, comme moi avant la confidence du pasteur, de la joie des belles saisons, des moissons et des grands retours paysans au crépuscule? L’énigme m’avait saisie au collet et ne me lâchait plus: pourquoi la peste? Pourquoi la mort? Pourquoi les larmes? pourquoi est-il donné à l’homme ce beau cadeau, d’enterrer ses enfants? Qui l’a décidé? Qui trouve que c’est une bonne idée? Un dessein intelligent au point d’en devenir incompréhensible à ces sots humains? Qui, de surcroît, nous demande d’approuver et de carillonner la gloire de Dieu dans le ciel de toutes les enfances?
Je devins accusatrice. Au temple, les gens ne m’ennuyaient plus, ils m’excédaient, à garder un air si benoît et chanter leurs plats cantiques, comme si de rien n’était. Il me semblait chaque dimanche rendre visite à l’une de ces femmes du monde, parfaitement insupportable, mais chez qui l’on ne tient que des conversations polies, car l’on ne juge pas les hauts lignages. Bientôt, je cessais ce genre de fréquentations, et je ne pénétrais dans les églises qu’à condition qu’elles fussent vides. Le silence disait moins de bêtises. A vrai dire, il parlait même bien: je découvrais que le Dieu qui s’était fait Verbe s’exprimait loyalement dans l’humilité du silence, et du reste je ne pouvais plus le comprendre dans ses attributs de triomphe, dans sa Loi, sa gestion, du monde, sa toute-puissance dont tant de gens le félicitaient comme si elle ne faisait pas problème. S’il existait, c’était toujours dans la combe de Gethsémani, et je me pris à lire assidûment les Évangiles.
Une vulnérabilité inguérissable
Naturellement, j’y rencontrai le Christ au premier détour. Et la longue histoire d’une offrande m’apparut, qui, çà et là, dans l’excès dont elle déborde, multiplie les signes des miracles mais reste marquée par une vulnérabilité inguérissable. Même les Pères de l’Église, que j’étudiai peu après, s’en étaient aperçus; et pourtant ce trait ne devait pas tellement leur faire plaisir. Ils auraient préféré asséner la puissance et la gloire sur la tête de leurs détracteurs, qui étaient nombreux, et il leur fallait parler de mort, de pauvreté, et contrarier même leurs fidèles qui ne voyaient pas grands mérites au dépouillement. Les juifs et les musulmans se disent imperméables à nos dogmes d’Incarnation et de Trinité. Ils les comprendraient mieux si nous savions leur montrer que ce sont les expressions d’une démarche de charité à laquelle ils se connaissent aussi bien que nous.
Comment l’amour peut-il se déployer dans la puissance, puisqu’il est le rejet de sa puissance en faveur d’un autre que soi, et qu’il passe forcément par un dessaisissement? Comment serrait-il une suffisance, puisqu’il est le sentiment d’un manque et l’appel d’un être aimé? Sa victoire, si elle advient, est d’un tout autre ordre que celle qui s’établit par le fer et par le feu. Donner, c’est s’appauvrir, sinon même se donner entièrement. La croissance désirée d’un autre passe par la diminution de soi. je ne connais pas d’autre puissance à l’amour que celle-là, si clairement annoncée par Jean-Baptiste, surnommé le Précurseur, et il l’était pour parler ainsi. Sous l’apparente défaite, elle consomme bien une victoire. Ce n’est pas, je le répète, celle des armes qui se reconnaît aux ruines qu’elle sème, et fait sa croissance de celui qu’elle diminue, c’est celle qui a suscité dans les chours plus de liberté, plus d’espérance et de nouvelles ressources d’amour et d’intelligence.
L’évangile ne racontait rien d’autre que ce trop modeste cheminement de Grâce. Pas de glaives, pas d’honneurs, pas de fortune. La seule estimation faite de la personne du Christ s’élève à trente deniers, et l’on trouve à ce prix-là encore quelqu’un pour penser que cela vaut bien sa personne. Une vie de passant, à travers les âpres collines de Judée. Des villages traversés, des enfants accourus sur les places, des foules suppliantes, si elles souffrent, goguenardes autrement, un combat mené contre des troupes d’imbéciles, et d’avance perdu. Une très longue passion, qui mange la moitié des Évangiles, et une résurrection très pudique, où le Christ apparaît fugitivement, presque à mots couverts, pathétiquement implorant devant ses disciples dont il sollicite, à plusieurs reprises, l’amour, comme s’il n’y croyait plus, comme s’il en était indigne. comme si ses yeux de ressuscité ne savaient ou n’osaient plus scruter le fond des âmes.
Avais-je alors remarqué que le Christ relevé partage plus que jamais le pain, les blessures et les amitiés humaines? Et, tout, au long de sa vie, ce même regard de pitié porté sur toute créature, ce langage resté paysan, qui parle du blé et de l’ivraie, des semences, du travail de la vigne, des efforts campagnards, de la patience des femmes, des joies champêtres que se donnent les hommes entre la bonne chère et la chanson des flûtes. Jusqu’à l’Évangile lui-même qui ressemble à celui qu’il raconte, court, simple, sans la moindre recherche de style, de surcroît truffé de maladresses, d’ambiguïtés et de contradictions, comme si l’écriture elle-même tenait à prendre les inflexions de la douceur.
Dès lors, qui me ramènera à un autre Dieu que celui qui descend à Jérusalem pour y mourir? Qui me convaincra que c’est celui-là qui fronce le sourcil, tranche de haut, exclut les uns et pas les autres, n’écoute pas nos propres plaintes? Comment le médecin guérirait-il s’il ne commençait par entendre son malade? Notre histoire religieuse est remplie de ceux qui au nom du Christ ont durci le ton, se sont raidis – de crainte, dit-on; d’orgueil, je crois plutôt – et se sont levés, férule en main, pour sauver une foi qu’ils disaient en péril. ce n’est pas de la férule qu’elle a besoin, la foi, c’est des bras ouverts du Père prodigue et de ce vif langage qui explique, annonce, mais aussi accueille et respecte nos sincérités et nos différences.
Si je devais là-dessus changer, c’est que je me serais laissé surprendre par la vieillesse du cour. Je n’en veux pas. De l’ingénuité enfantine, il m’est resté la joie pascale, et les sons immenses qu’elle propage sur toute nos saisons; de mon adolescence, je garde le catéchisme de douleur et de pitié qui me fut livré dans la détresse d’une confession; la maturité m’a appris que Dieu ne se reconnaît de dignité que sur les visages de ceux qui, à leur pauvre mesure, et souvent sans le savoir, refont les gestes qu’il avait fait sur ses routes galiléennes.
Là s’arrête, j’espère, la leçon de mes âges.