Je ne sais ce qu’il en est pour vous mais, pour ma part, je n’ai jamais eu autant besoin de proclamer la puissance du Dieu qui ressuscite et donne la vie, qu’aux heures difficiles du deuil, dans ma famille ou dans le monde menacé par la mort qui rôde, ce monde tétanisé, contraint de se tenir emmuré vivant, confiné.
Ce n’est pas la parole d’un exalté car j’ai peur moi aussi, j’ai pleuré moi aussi, questionné, douté, déprimé, moi aussi, comme Marthe et Marie. Ce n’est pas la parole d’un indifférent, mais le désir de proclamer aujourd’hui le Christ ressuscité et son appel à vivre, un désir de relayer sa voix, son cri, comme un défi au malheur, à la tristesse, à l’angoisse, à la mort même.
Seigneur, souviens-toi de ton amour, oserai-je même supplier: souviens-toi de tes larmes en voyant ton peuple esclave en Egypte, et tes enfants brisés, aujourd’hui encore, par la séparation, la douleur et la nuit. Au mitan de la vie, nous sommes pris dans les filets de la mort, “in morte sumus“, mais nous, pécheurs, osons te le rappeler avec foi : “Dieu Saint! Dieu saint et fort! Dieu immortel, prends pitié”!
Dans un registre plus léger, j’avoue qu’il me tarde d’entendre comme vous, ces mots prononcés par Jésus face au tombeau de Lazare: Sors dehors[1]. Oui, avec quelle impatience, nous voudrions entendre, le premier ministre ou quelqu’un d’autre, qu’importe, nous crier enfin: “SORS DEHORS!”
Ah! Que cela nous fera du bien, alors que “dehors” est devenu pour un temps de confinement comme une terre promise désirable, printanière, douce comme le miel que les abeilles ont recommencé à fabriquer, mais une terre encore inaccessible et lointaine…
Les mots de Jésus, “sors dehors” jetés vers le trou où Lazare est enfermé, font remonter à la mémoire des croyants tant de sorties dont Dieu a le secret: sortie d’Egypte, sortie de Babylone, libération de l’esclavage et de l’exil. Sortie du ventre du poisson, pour le prophète Jonas apeuré mais que Dieu envoie appeler les ninivites à sortir de leurs errements ; sortie du découragement pour Elie nourri et appelé à sortir de son abattement malgré la fatigue, la faim et la persécution afin de proclamer l’oint du Seigneur, le messie berger. Sortie de prison, quand le Seigneur ouvre les portes que nul ne saurait fermer, avec Joseph tiré de sa cellule pour sauver les égyptiens de la famine; libération de la morsure du feu pour trois jeunes gens jetés dans une fournaise par Celui qui Est au milieu de son peuple et donne la paix jusque dans les affres de la persécution.
Sortie de prison pour Pierre et Paul mis à part afin d’annoncer, dans les Actes des Apôtres la Parole, le Verbe sorti du sein du Père et qui ensemence en les convoquant nos terres stériles, cette terre qui finit toujours par enclore, quels que soient les rites, les restes de nos morts.
Sorties multiples donc provoquées par un appel constant, patient, répété, crié, appel de notre Dieu à sortir du péché, du doute, du désespoir, de la tristesse où Marthe et Marie sont recluses, appel pour LAZARE, enfin, “celui que Jésus aime”, c’est à dire tout un chacun. Celui que Jésus aime, c’est chacun(e) de nous, enfermé et lié dans un tombeau d’où nul n’espère plus te tirer!
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La station au village de Béthanie
Voici qu’il vient, celui qui Est la résurrection et la vie! Et rarement texte aura déployé si profondément l’intensité des émotions et des questions, l’enchevêtrement des affects et des attentes qui figent nos coeurs quand le brouillard de la mort effaçant les repères, lève son étendard. Avons-nous récit plus éloquent que celui du 7eme des signes de Jésus, en cet évangile de Jean, sur le trouble, le déchirement intérieur, la séparation et l’anéantissement auxquels sont exposés les humains?
Nous voici conduits à Béthanie, à la tombe de Lazare, “Celui que Dieu assiste” (en hébreux). Ici, Jésus conduit ses apôtres inquiets, avant d’aborder aux rivages sombres de sa Passion. Il nous invite à faire une station au seuil de la nuit, devant la pierre trop lourde du tombeau, de la prison, de la maladie, de l’aliénation, de l’ignorance, de la peur, du péché.
Station capitale, station essentielle où le Christ commence son chemin de croix: car c’est bien pour avoir rendu la vie à un homme qu’il se trouve condamné à mort – ainsi le disent les versets qui suivent ce miracle: Jésus va donc donner la vie à Lazare en abandonnant la sienne et il le fait en pleine lucidité, à la clarté du jour que le Père lui a donné pour nous dire la vérité.
C’est bien la “station première”, dans cette montée à Jérusalem, la station où nous voyons Dieu souffrir de ne plus percevoir la voix de “Celui qu’il aime” car elle s’est éteinte – elle s’était éteinte déjà au jardin d’Eden, quand Adam avait perdu foi –. Béthanie est la station première où Dieu fait halte, où il frémit et se trouble – violemment ému en lui-même –, où il pleure en sentant la pestilence du malheur qui voile le sens du monde, de la Création, de nos liens et même du divin. Il faut percevoir ici la colère que Jésus ressent face à la mort qui renverse l’oeuvre de Dieu.
Le voilà touché. Touché, celui que les apôtres diront avoir touché de leurs mains: il fut en fait touché le premier.
Seigneur celui que tu aimes… Alors il pleura.
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Changer de regard
Dieu n’a pas fait la mort, répète l’Ecriture biblique, Dieu ne veut pas la mort prêchons-nous mais la vie pour ses créatures, une vie surabondante pour tous.
Je n’oserai pas dire qu’il est facile de le croire. Il faut même suivre pas à pas, dans le chapitre 11 de cet évangile, les apôtres, Thomas qui, plus tard, voudra mettre sa main dans les plaies du Christ, suivre Marthe et Marie et les juifs endeuillés pour découvrir leur méprise. L’oeuvre de Jésus, le risque qu’il prend, les promesses et même le sens des mots: tout est compris de travers!
Peut-être Marthe a-t’elle ouvert son oreille un peu plus, au murmure qui s’approche, enfle, avant de gronder, que dis-je, de rugir puissament à la face de la mort. Mais pour elle comme pour nous, il y a une conversion, celle de la foi: la foi, comme un regard neuf sur la vie et la mort.
La vie donnée par Dieu c’est la résurrection, une vie entièrement autre, renouvelée dans le souffle eschatologique qui dévoile la vérité d’une relation qui fait vivre: La vie donnée par Dieu naît au coeur d’une relation concrète avec le Seigneur, dans l’intensite d’une amitié de Jésus avec les siens, avec ceux qu’il aime. Contre cette vie-là, rien ne peut prévaloir: “celui qui croit en moi, même s’il est mort, vivra” (v.25).
Ainsi celui qui vit sa vie d’ici-bas dans la foi ne vivra pas la mort comme un anéantissement. La vie éternelle reçue dans la foi prémunit le croyant de la mort. La puissance de la mort ne peut plus le frapper, ni dans son existence historique, ni lors de sa mort physique, ni après son trépas.
Seigneur, ce n’est pas facile de le croire! Oui, pour certains d’entre-nous, cette foi est une fulgurance, mais pour d’autres, c’est un long dialogue avec toi ou beaucoup de questions; pour d’autres c’est une méditation, un accueil travaillé pas à pas, jour après jour, une disponibilité, un apprentissage. Pour certains, c’est juste la conscience qui s’éveille, comme chez ces gardes du temple qui devaient t’arrêter mais n’ont pas pu, saisis par la beauté de tes paroles. Chez d’autres, c’est un éclair d’humanité, comme chez les bourreaux des camps de la mort saisis parfois par une parole ou une attitude juste, grande et pure. Oui Seigneur, je sais que tu lances ton cri de bien des manières pour percer la lourde pierre et venir chercher le mort vivant lié et enchaîné par les ténèbres, pour éveiller notre foi.
Pour certains, ton appel sera porté par la beauté, la peinture, la musique, la nature. Et nous retrouvons, dans ce lent éveil à l’Appel multiforme de Dieu, l’expérience de St Augustin s’écriant : “Seigneur: tu as appelé, tu as crié, tu as brisé ma surdité ; tu as brillé, tu as resplendi et tu as dissipé ma cécité ; tu as embaumé, j’ai respiré et haletant j’aspire à toi”.
Voici que le Seigneur est sorti pour sauver son Peuple et nous lancer son Appel afin que notre foi naisse, que nous osions comprendre que la mort physique n’est pas la vraie mort: la mort, c’est la séparation d’avec Dieu. La naissance de la foi, si tâtonnante soit-elle, logée dans une frêle étonnement de la conscience, c’est la Résurrection qui commence, en nous, dès aujourd’hui.
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L’ultime sortie
Nous chrétiens avons tendance à oublier que l’appel puissant de Jésus nous a été adressé, déjà, à notre baptême et par le don de l’Esprit-Saint. La sortie ultime à laquelle le Christ nous a déjà fait participer est la sortie du Cénacle où les Apôtres s’étaient confinés. L’Appel a retenti pour eux, pour nous, puissant, brûlant, éternel et vivifiant: “Sors dehors”!
Celui que tu aimes Seigneur est alors sorti à la lumière : il a contemplé la mort tragique de la Croix et la vie elle même avec un autre regard. Celui que tu aimes Seigneur, est sorti du Cénacle, du tombeau, du péché et de la nuit. Il a contemplé les prisons de ce monde en homme, en femme libre, plein de foi, donc ressuscité. Il est sorti dehors et il a contemplé la diversité du monde, des cultures et des langues avec sérénité, car ton appel touche tous les coeurs, au-delà des divisions.
Nous, chrétiens baptisés, sommes sortis du Cénacle. Et en dominicains, nous avons voulu consacrer notre vie à relayer l’appel puissant, le Cri du Seigneur, imitant par là notre Père st Dominique, en tâtonnant souvent. Même nos chants liturgiques sont des appels que nous nous adressons les uns aux autres, en alternance.
Pour nous sortir de la nuit et nous conduire à relayer de proche en proche l’Appel qui ressuscite, le Seigneur a pris les moyens. Voyez, il a célébré dans les larmes de l’amitié pour Lazare, Marthe et Marie, l’ouverture de sa grande eucharistie: “Père je te rends grâce de ce que tu m’as exaucé”[2]. Là, à Béthanie, sur nos tombeaux, il célèbre déjà son eucharistie, l’offrande éternelle au Père qu’il écoute et qui l’écoute. Il célèbre son eucharistie, alors que parmi la foule se cachent ceux qui déjà le condamnent à mort et veulent le faire taire. Il se livre déjà et rend grâce pour la vie donnée aux hommes, lucidement.
Quand cela sera possible, sortons, vivants bien qu’endeuillés, vivants bien que fatigués, vivants bien que choqués, vivants bien que troublés, vivant bien qu’inquiets. Sortons comme des baptisés rejoints par la voix du Seigneur qui crie de toutes ses forces, dans le brouhaha ou le silence: SORS DEHORS! Célébrerons alors notre eucharistie, en réponse à son Appel et avec lui, en disant: tu n’as voulu ni offrande ni sacrifice, alors – à ton Appel Seigneur – j’ai dit “voici je viens”. Nous serons alors vivants, en Lui, pour relayer son cri.
[1] L’évangile selon saint Jean chapitre 11, verset 43
[2] Evangile selon St Jean chapitre 11, verset 41