Universitaire française, chargée de cours à l’École pratique des Hautes Études (Sorbonne), maître de recherche au C.N.R.S., écrivain, conférencière, auteur d’ouvrages de philosophie religieuse et d’essais. Suite à une expérience cruciale de proximité de la mort à 73 ans, elle se voue à la quête de cet Absolu qui l’a séduite dès son enfance.
La dimension de profondeur : le coeur.
L’éros peut se muer en agapè et par là-même acquérir une ampleur qu’auparavant il ignorait. L’itinéraire de l’homme intérieur conduit au cour. Quand celui-ci s’éveille, l’homme intérieur découvre sa dimension de profondeur, cette magnifique part dont parle le psalmiste (Ps. 15, 15).
Où se tient-elle? La réponse est formulée par un conte très ancien nommé « l’Aimé à la recherche de l’Amant ». En voici quelques bribes. L’Aimé questionne : « Où es-tu mon ami, où es-tu? Si tu es dans un arbre je me ferai oiseau pour te rejoindre. Si tu es dans le mer, je deviendrai poisson pour te trouver. Es-tu perché sur la cime d’une haute montagne, je serai flocon de neige afin de tomber sur toi. Es-tu dans les profondeurs de la terre, je creuserai un puits. Es-tu dans le feu, me voici brin de paille pour brûler en toi ». Les questions se succèdent et la réponse attendue est donnée. L’Amant se révèle, disant : « Ne me cherche pas au-dehors, je suis en toi-même, je me tiens dans ton cour. » Sous une forme poétique se cache un enseignement .
Dans l’Écriture Sainte judéo-chrétienne, le « cour » désigne l’homme intérieur de la même manière que le corps signifie l’homme extérieur. D’ailleurs le cour est comparable à un corps intérieur, il possède non seulement des sens mais des membres. De l’extérieur le corps s’offre à la vue de tous mais le cour est invisible et seule la Divinité s’y trouvant peut le sonder. Face à l’homme « caché de cour » -suivant l’expression de l’épître de Pierre (1, 3-4)- se trouve « le Dieu caché » du psalmiste (Ps 45, 15). Les Pères de l’Église, les Pères du Désert et les mystiques de tous les temps donneront au cour, en tant que dimension de profondeur, la plus grande importance. Dans ce lieu profond rien de trouble ne saurait pénétrer; l’essentiel est de le découvrir et d’en faire sa demeure. Le cour est, en effet, une maison avec sa porte d’entrée, ses chambres et sa cellule nuptiale.
Selon Macaire (+ vers 390) le cour est comparé à une terre dans laquelle Dieu jette sa semence et possède son pâturage. Il est un univers avec son firmament comprenant des étoiles, une lune et un soleil. Profond, il est aussi un abîme privé de limites. Le cour est assimilé à un char dont le noûs (esprit) est le cocher, il réside au fond du cour, d’où cette comparaison : l’esprit est au cour ce que la pupille est à l’oil.
Éveillé, le cour de l’homme intérieur devient capable d’aimer. Nouveau, il répand un amour neuf qui ne rencontre aucune limite, ne se heurte à aucune frontière. L’amour solaire se donne sans distinction, il répond à la capacité de chacun. L’intuition opère une percée car elle ne saurait rencontrer d’obstacles ou plutôt elle les franchit sans les considérer comme tels. Le mystère de l’amour est un mystère de lumière .
L’homme intérieur se trouve en harmonie avec le monde entier. Selon la Genèse, Yahvé a insufflé à Adam son esprit de vie lors de sa création, en recréant l’amour, l’homme intérieur prolonge et parachève l’ouvre commencée.
L’Évangile conseille l’amour des ennemis et des persécuteurs (Mt.5, 44; Lc 6, 27-35 ss ). Or il n’existe plus d’ennemi pour celui qui se situe au-delà de la dualité, il n’est plus pour lui de persécuteurs. L’homme intérieur parvenu à une égalité d’âme engendrée par l’Amour n’a plus à distinguer ceux qui lui veulent du mal et tentent de le détruire. Tant qu’il différencie et catalogue, il n’a pas subi la métamorphose qui le fait passer au-delà de toute dualité; l’engendrement de l’amour ne s’est pas effectué en lui.
L’amour auquel doit parvenir celui qui opte pour la sagesse, la recherche de la perfection ou la sainteté, « n’est pas comparable à une flamme qui jaillit puis retombe, mais à une incandescence paisible et régulière trouvant en elle-même son aliment ». Le plus difficile est d’arriver à la stabilité. Cependant, seule la stabilité est efficace pour soi et pour autrui. L’amour véritable ne s’impose pas, il se donne sans demander de retour, il est entièrement dépossédé de toute attente et de toute inquiétude. Un tel comportement ne saurait être privé de tendresse, bien au contraire, l’affection chaleureuse est d’autant plus accueillante qu’elle ne tente pas de monopoliser à son profit. Respectueux d’autrui, cet amour limpide provoque autour de lui l’épanouissement et le mûrissement. Faisant allusion au mont Athos, André Louf parle de certains moines rencontrés : « hommes de prière, leur visage comme une flamme et leur regard comme un feu, pénétrant jusqu’au fond et pourtant si infiniment doux, si totalement tendre; des hommes qui des plus profondes profondeurs de leur être s’avancent vers toute chose et vers chacun, rejoignant dans les hommes et dans les choses, le feu secret, le « noyau caché », le centre le plus profond, dans un amour et une compréhension sans bornes ».
L’amour de l’homme libéré libère. En sa présence les nouds se dénouent, les chaînes tombent. Il se produit un recouvrement de l’innocence et celle-ci est éprouvée même par les animaux. Toute peur est supprimée. Dans les diverses traditions de nombreuses anecdotes se rapportent aux oiseaux et aux animaux sauvages qui s’approchent de l’homme intériorisé dont l’amour n’est jamais contraignant tout en dégageant un magnétisme qui ne crée aucun lien. Le sage n’enchaîne pas, il apporte la liberté.
Comment naître à l’Amour ? « Si nous voulons savoir par exemple -écrira Heidegger- ce que veut dire nager, nous ne l’apprendrons jamais d’un traité sur l’art de nager. C’est le saut dans le fleuve qui nous le dira. » Il en est de même pour aimer. Aucune lecture ne pourra nous enseigner sur ce point. Tous les discours demeureront inopérants : il faut plonger dans l’océan de l’Amour. Quand on a plongé on ne songe plus à revenir à la surface ou à cheminer sur les rives. L’homme parvient à l’amour dans la mesure où il prend conscience de sa dimension de profondeur, c’est-à-dire de son cour.