Minuit et cinq
Un jour, des gens vinrent rapporter à Jésus l’affaire des Galiléens que Pilate avait fait massacrer pendant qu’ils offraient un sacrifice. Jésus leur répondit: «Pensez-vous que ces Galiléens étaient de plus grands pécheurs que tous les autres Galiléens pour avoir subi un tel sort? Eh bien non, je vous le dis; et si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous comme eux. Et ces dix-huit personnes tuées par la chute de la tour de Siloé, pensez-vous qu’elles étaient plus coupables que tous les autres habitants de Jérusalem? Eh bien non, je vous le dis; et si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de la même manière. Jésus leur disait encore cette parabole : «Un homme avait un figuier planté dans sa vigne. Il vint chercher du fruit sur ce figuier, et n’en trouva pas. Il dit alors à son vigneron : «Voilà trois ans que je viens chercher du fruit sur ce figuier, et je n’en trouve pas. Coupe-le. A quoi bon le laisser épuiser le sol?» Mais le vigneron lui répondit: «Seigneur, laisse-le encore cette année, le temps que je bêche autour pour y mettre du fumier. Peut-être donnera-t-il du fruit à l’avenir. Sinon, tu le couperas.»
Commentaire :
Semaine tragique. Les journaux avaient rapporté deux incidents graves, qui n’étaient pas de nature à faire baisser la tension entre l’occupant romain et Israël. La chute de la tour de Siloé avait déjà mis la population sur les dents : les uns redoutaient le sabotage, d’autres la compétences des ingénieur. Et pour mettre le comble à ce malheur, pour lequel un deuil national avait été décrété, Pilate avait fait massacrer des Galiléens. Même s’ils n’étaient pas Juifs, habitants de la Judée, nul ne pouvait demeurer insensible à cette tuerie. Pilate redoutait sans doute ces «Zélotes» venus célébrer la Pâque à Jérusalem. On se croirait déjà au 21e siècle!
Les événements n’avaient pas tardé à saisir les milieux intellectuels du Temple, docteurs de la Loi, pharisiens et scribes. La question de responsabilité morale soulevée par le prophète Ézéchiel (14:12-23 18; 33:10-20) revenait en surface. Il est toujours plus facile d’intenter un procès que de le subir, accuser que d’être accusé, juger et condamner que d’être gracié.
Dans sa catéchèse, l’évangéliste Luc n’avait pas ménagé sa communauté primitive quand il définit les exigences pour suivre Jésus. À ses disciples, soucieux du «Savoir que faire»(Ac.2L37), l’évangéliste n’avait pas dilué la leçon du Maître : «Je vous le dis, si vous ne faites pénitence, vous périrez tous de même.Non, je vous le dis, si vous ne vous mettez à faire pénitence, vous périrez tous pareillement» (13:3+5).
Mais le bon naturel de l’évangéliste eut, une fois encore, le dessus, ainsi que sa profonde compréhension du cour humain; aussi ajouta-t-il quelques réminiscences de l’enseignement de Jésus : «Un homme avait un figuier stérile depuis trois ans. Il avait pris la décision de le couper. «Maître, dit le vigneron, incontestablement Jésus, laisse-le cette année encore, le temps que je creuse tout autour et que j’y mette du fumier. Peut-être donnera-t-il des fruits à l’avenir… Sinon, tu le couperas.» (13 :6-9)
Partir des leçons de la vie pour relancer sa propre existence ne constitue pas un mauvais départ, à condition toutefois que nous ne mêlions pas trop volontiers Dieu et sa responsabilité à des événements dont l’homme seul peut être en cause. L’objet du rappel de l’évangéliste ne touche assurément pas à la question de responsabilité. Si tel était le cas, nous en serions quitte pour intenter l’habituel procès à Dieu: «C’est pas juste» ou «je n’ai rien fait pour mériter pareille épreuve». Dieu ne fait pas notre histoire, il intervient au cour des événements dont nous sommes premiers responsables individuellement ou collectivement. Le malheur terrestre n’est pas toujours sanction ou suite de nos inconduites ou péchés, ainsi qu’on le pensait dans la mentalité populaire. Rappelons ici la question des disciples concernant l’aveugle-né : «Qui a péché, cet homme ou ses parents pour qu’il soit né aveugle.»(Jn.9:12) Jésus repousse ici la vieille croyance de la rétribution temporelle : «Non , je vous le dis.» Le malheur n’est pas signe de péché. Qui n’a encore en mémoire le sermon de Paneloux dans le texte d’Albert Camus.
D’un péril de mort, Jésus passe à un autre péril de mort : l’absence de pénitence. Nous touchons là un des thèmes fondamentaux de l’enseignement de Jésus repris par Luc. Dès le début de son ministère, Jésus proclame :«Les temps sont accomplis, le Royaume de Dieu est tout proche : repentez-vous et croyez à la Bonne nouvelle.»(Mc.1:15) Il multiplie les miracles pour amener la population galiléenne au repentir (Mt.11:20-24). Il avertit les foules que sans une pénitence comparable à celle des auditeurs de Jonas, elles seront condamnées (Lc.11 :32). Enfin, la grande tirade de 10:13-15 :«Malheur à toi, Chorazaïn, Bethsaïde, Capharnaüm».Tyr et Sidon seront jugées moins sévèrement parce qu’elles ont fait pénitence.» Le sort de l’humanité est comme suspendu à la miséricorde de Dieu, si pourtant ils ont aussi accueilli le don de la conversion, la pénitence.
Seulement dans la pensée divine, l’heure n’est pas à l’urgence, «Minuit moins cinq», mais plus souvent qu’autrement «Minuit et cinq», l’heure de la patience.
La parabole le délai d’un an demandé par le vigneron rappelle le temps que Jésus va passer et déployer pour gagner son peuple à la préparation des temps messianiques. i.e. la pénitence. Cette parabole insérée par Luc dans le dernier droit de Jésus avant sa mort, ne dénonce pas l’échec ou les succès de la patience divine, Luc lance une incitation permanente à la pénitence, à la fécondité spirituelle. Le thème reviendra fréquemment dans son livre «Les Actes des apôtres» (2 :38; 3:19; 17:30; 20 :21; 26:20). Le pécheur est objet de miséricorde, mais il est non moins invité à la pénitence (5 :32) et son repentir cause la joie de la cour céleste(15:7,10). D’admirables leçons de pénitence se retrouvent tout au long de la catéchèse de Luc: le publicain, la drachme perdu, le fils prodigue, Zachée, le bon larron, la douleur des foules quittant le Calvaire (23:48-49).
Porter des fruits de repentir(3 :8). Cette fécondité pour saint Luc parraine avec la charité fraternelle, la fécondité de la parole qui produit du fruit du cent pour un.
Le délai accordé ici par Jésus décrit la miséricorde divine qui temporise. La pointe de la parabole n’est pas la limite à la patience de Dieu à l’égard des hommes, mais le délai accordé par la grâce, trait par lequel la parabole dépasse toutes les paraboles de justice et de repentance. Il eut été normal de couper le figuier après trois ans d’attente; la conduite du paysan soucieux de tenter l’impossible, décrit l’attitude divine qui tente toujours l’impossible (18 :27). Dieu ne se résigne pas à punir sans avoir tout essayé pour toucher le cour du peuple, même s’il est passé minuit. Voilà qui avait tant déconcerté Jean-Baptiste (7 :23).