Prélude pour une mort annoncée
Or, comme approchait le temps où il devait être enlevé de ce monde, Jésus prit résolument le chemin de Jérusalem et envoya des messagers en avant de lui. Ceux-ci, s’étant mis en route, entrèrent dans un village de Samaritains pour préparer sa venue. Mais on ne l’y reçut pas, parce qu’il se dirigeait vers Jérusalem. Ce que voyant, les disciples Jacques et Jan lui dirent : «Seigneur, veux-tu que nous ordonnions que le feu tombe du ciel pour les détruire ? » Mais, se retournant, Jésus les réprimanda vivement. Et ils partirent pour un autre bourg. Comme ils faisaient route, quelqu’un lui dit en chemin : «Je te suivrai partout où tu iras.» Jésus lui répondit : «Les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel ont des nids ; le Fils de l’homme n’a pas d’endroit où reposer la tête.» Il dit à un autre : «Suis-moi.» Celui-ci répondit : «Permets-moi d’aller d’abord enterrer mon père.» Mais Jésus répliqua : «Laisse les morts enterrer leurs morts ; toi, va annoncer le Royaume de Dieu.» Un autre encore lui dit : «Je te suivrai, Seigneur, mais laisse-moi d’abord faire mes adieux aux gens de ma maison.» Mais Jésus lui répondit : «Quiconque a mis la main à la charrue et regarde en arrière est impropre au Royaume de Dieu.»
Commentaire :
La route de Jérusalem
«Prélude à la mort», ainsi Calvin intitulait-il cette quatrième partie de l’évangile selon Luc. (9 :51-19 :27) Le temps alloué par le Père à son Fils touche à sa fin, l’«Heure» vient. La décision prise par Jésus de se rendre à Jérusalem revêt une gravité anormale. Par deux fois, (9 :22 et 9 :44-45), Jésus a annoncé sa passion. Il ne s’engage donc point à la légère : «Résolument, il prit le chemin de Jérusalem.»
L’entourage qui accompagne Jésus semble assez important puisqu’il envoie comme «fourriers» Jacques et Jean pour préparer sa venue. Le tracée de la route vers Jérusalem ne passait obligatoirement pas par la Samarie. Pourquoi relever ce défi ? Depuis des siècles, Samaritains et Juifs étaient comme chiens et chats, et malheur au juif qui se risquait à franchir le pays de Samarie, il risquait gros.
L’attitude des deux frères, Jacques et Jean, surnommés «Boanerges (fils du tonnerre), n’était pas une première. Avant de vouloir comme en ce jour, faire descendre le feu du ciel, ils avaient préalablement contesté à quelqu’un d’autre le droit d’expulser les démons au nom de Jésus (9 :49-50) , et ne s’étaient pas gênés de prétendre aux premières places dans le Royaume (Mc.10 :35-40). L’impétuosité les caractérisait, ils portaient bien leur surnom. .
La suite de Jésus
Suivent alors trois courtes scènes. Elles définissent les conditions pour suivre Jésus : tout abandonner, privilégier l’évangélisation et toujours regarder en avant. L’oubli du passé, la passion du présent et l’espérance en l’avenir. Luc a certes regrouper ces épisodes pour stimuler ses nouveaux disciples diversement motivés.
En premier lieu, l’exalté : «Je te suivrai où que tu ailles.» La route ne l’effraie pas, mais les conditions du nomadisme chrétien l’interpellent : «Les renards ont des tanières, des lieux de refuge, les oiseaux du ciel, des nids ; le Fils de l’homme, lui, n’a pas où reposer sa tête.» Depuis l’étable de Bethléem, faute de place dans les hôtelleries, Jésus n’est nulle part chez lui. (2 :7) Vie errante, précaire, vagabonde, sans feu ni lieu, voilà le chemin proposé par Luc aux siens vivement désireux de suivre le Maître sur les routes de l’évangélisation.
L’évangélisation doit être privilégiée : deuxième condition. Il ne s’agit plus cette fois d’un désir, mais d’une invitation, presque un ordre de Jésus : «Suis-moi !» L’interpellé tergiverse au nom de la piété filiale, objet du quatrième commandement de Dieu. Jésus refuse le délai et requiert une obéissance comparable à celle de l’ancêtre Abraham (Gn.22 :34) : «Quitte ton pays, ta parenté, la maison de ton père, pour le pays que je t’indiquerai.» (Ge.12 :1) «Le vent souffle ; mais une fois qu’il sera tombé, le navire ne pourra plus sortir du port.» (Fr. Godet) Fidèle à l’esprit de l’ancêtre, sans minimiser pour autant les devoirs humains, Jésus privilégie les impératifs du Royaume. Luc l’affirme lorsqu’il écrit : «Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sours, et jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple.» (14 :26) L’amour du Seigneur doit passer avant l’amour des siens. Lorsqu’il avait appelé Élisée son disciple, le prophète Élie (1 R.19 :19-21) lui avait permis d’aller embrasser son père et sa mère avant de partir ; mais il y a ici plus, beaucoup plus qu’un prophète. Mieux encore, il s’agissait là, de vivants, ici, il s’agit de mort : «Laisse les morts enterrer les morts.»
Enfin, une dernière condition touche un troisième personnage venu s’offrir de son propre chef : »Je te suivrai, mais».Comme réponse, Jésus utilise un proverbe, sagesse d’un sage, Pline l’Ancien (23 A. C.) : «Pour tracer un sillon, garde-toi de tourner la tête.» Marcher à la suite de Jésus exige une rupture, un changement de valeurs, voire même l’oubli d’expériences morales acquises et devenues patrimoniales. Tel fut le tracée de l’apôtre Paul après sa conversion : «Tous ces avantages dont j’étais pourvu, je les ai regardés comme désavantageux au prix du gain suréminent qu’est la connaissance du Christ. Pour lui, j’ai accepté de tout perdre. Oubliant le chemin parcouru, je vais droit de l’avant, tendu de tout mon être et je cours vers le but, en vue du prix que Dieu nous appelle à recevoir dans le Christ Jésus.» (Phil.3)
Pour beaucoup de chrétiens, pareilles exigences seront dures à entendre, elles sembleront irréalistes dans une société contemporaine. Peut-être s’interrogeront-ils sur la manière de les vivre dans des circonstances concrètes. Il y a pour tout humain comme pour Jésus, des heures décisives où s’impose un nouveau départ avec tous les arrachements matériels et affectifs qu’il comporte, une heure de vérité. Un choix s’impose, une rupture avec le passé pour un avenir plein de promesses. Il est étonnant d’entendre Luc, l’évangéliste de la tendresse et de la miséricorde de Dieu, prendre, en cette page, un ton particulièrement rigoureux. C’est qu’il s’agit ici, pour Jésus, d’une décision capitale qui engage toute sa vie : monter à Jérusalem, c’est accepter la volonté de son Père, donner sa vie, rompre avec le passé et s’engager dans un avenir crucifiant, prélude à sa mort et à sa résurrection.
Tout chrétien est appelé à suivre le Christ, et ce ne peut être que départ résolu. Dans l’histoire de chacun, pareille décision représente un moment-clé qui ne se définit pas nécessairement en termes d’événements présents ou futurs, mais en terme de grâce qu’il faut saisir quand elle passe, quelle que soit son exigence.
«Jésus prit résolument le chemin de Jérusalem,» et ce qui devait être le prélude à sa mort devenait pour nous prélude à la vie.