Durant la vigile pascale, après la lecture d’Ézékiel 36, 16-28 et avant celle de Romains 6, 3-11, la liturgie proclame le Psaume 41. L’embrayage s’opère presque naturellement. On passe insensiblement de « Je verserai sur vous une eau pure » (Ézékiel 36, 25) à « comme un cerf altéré cherche l’eau vive » (Psaume 41, 1) ; d’un cœur nouveau et de son désir (Ézékiel 36, 26) à une quête, à un désir du « Dieu vivant ». Ce n’est pas le premier passage de l’eau dans la célébration : il y a eu les multiples eaux de Genèse 1, celles d’Exode 14–15, d’Isaïe 54, 9 ; d’Isaïe 55, 1-11… et il y aura les eaux du baptême avec la longue bénédiction et son annonce inscrite en Romains 6. Mais il y a plus, dans le Psaume 41, que le lien avec l’eau. L’analyse qui suit entend le suggérer.
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La structure du psaume semble simple : une première section aux versets 2-5, un refrain au verset 6 ; une seconde section aux versets 7-11 et la reprise du refrain au verset 12. L’orant s’adresse tour à tour à Dieu (versets 2.7-8) et à lui-même (verset 3-6.9-11).
Du point de vue de la temporalité, le présent de l’orant est tragique, il est seul, centré sur lui-même, replié pour se défendre d’ennemis, d’adversaires (v. 11). Les jours et les nuits se succèdent, instables quant à la tonalité. Le jour il est abusé, on vocifère contre lui une question troublante : « Où est-il ton Dieu ? » (v. 4.11) Mais le jour et la nuit sont, en alternance ou simultanément, impossible de décider, temps des pleurs (v. 4) et occasion de confesser la proximité de Dieu (v. 9). Son passé avait une tonalité joyeuse, l’orant étant entouré, à la tête d’une multitude (v. 5). L’avenir est ouvert, porté par l’espérance d’un retour au temps passé (v. 6).
Du point de vue de l’espace, l’orant est en mouvement : il cherche l’eau vive, le Dieu vivant (v. 2-3). La quête a lieu hors du Temple qui est mis en scène comme lieu du passé, l’espace de passages joyeux avec la « multitude » (v. 5-6). Elle s’étend le long du Jourdain jusqu’à l’Hermon, aux confins du Liban et de la Syrie ; elle ne quitte pas les frontières de la terre promise ! Mais il s’agit d’une terre promise fantasmagorique : la masse des flots et des vagues a passé sur lui qui quêtait, des eaux de mort et non des eaux vivifiantes (v. 8). On croirait entendre Jonas ou quelqu’un qui n’aurait pu monter dans l’arche de Noé ! Mais l’espace est avant tout intérieur. Il tient comme sur une ligne de faille, un clivage creusé par l’expérience même de l’orant : dans cet espace, sa voix peut se répercuter, répercuter le cri des oppresseurs (v. 4.10), céder le passage au chant de Dieu qui lui parvient (v. 9) ; ses larmes peuvent couler pour le nourrir (v. 4) ; l’orant peut s’adresser à lui-même la parole, s’inviter à l’espérance (v. 6.12).
« Où est-il ton Dieu ? »
La question n’est pas théorique. Il ne s’agit pas de savoir où serait Dieu, un Dieu, à quelle enseigne il logerait, si un Dieu loge quelque part. La question porte sur « ton » Dieu. Pas celui de qui énonce la question. Car, ceux, oppressants, qui profèrent la question, n’ont avec l’orant rien de commun. Au contraire, son expérience de déchéance leur permet de déceler que Dieu ne passe pas de lui à eux. Rien ne se passe, rien ne peut passer que de la violence justifiée : il faut t’écarter du lieu que nous occupons, des fêtes que nous organisons pour « notre » Dieu. Leur Dieu les sauve de la piteuse situation dans laquelle l’orant se trouve : comment pourrait-il encore réellement, efficacement, appeler « son » Dieu « sauveur », le définir à partir d’un geste que Dieu semble bien se refuser à poser ? On croirait presque entendre les amis de Job, une fois brisé leur silence horrifié ! Ce n’est donc pas tant une question qu’une arme de guerre, une manière d’asséner un coup fatal à celui ou celle qui a déjà été rejeté(e).
Mais cette question, qui n’en est pas une, n’est pas seulement celle des ennemis. Elle hante l’orant. Incisive, elle le traverse, le bouleverse, le travaille. L’image de la soif, de la recherche de l’eau vive, signale bien que l’objet désiré n’est pas présent et qu’on ne sait ni où ni comment le trouver. La compétence manque. Pourtant la recherche dure. Dure : elle n’a pas encore atteint le stade de la langueur quoiqu’en laisse penser la traduction du Psautier de Jérusalem. La langueur ne permettrait plus la quête ; elle mettrait fin à l’espérance. Or, la désolation, le sentiment d’abandon demeure porté, dans le psaume, par un espoir. Après tout, si la masse des flots de Dieu passe sur lui, le laboure, c’est que Dieu ne l’a pas oublié. Paradoxalement, il reste un effluve de l’amour de Dieu dans l’air et l’orant, de nuit, peut se laisser aller à rechanter cet air (v. 8-9), à en faire son propre souffle. Est-on si loin du Éloï, Éloï, lama sabactani ? de la passion du Christ (Marc 15, 34 ; Matthieu 27, 46) et du Psaume 21 ? On peut alors comprendre le Sursum corda du refrain : « Pourquoi te désoler, ô mon âme… Espère en Dieu ! De nouveau je rendrai grâce ».
La quête alors n’est pas seulement de Dieu. Elle est quête de soi-même, auprès de soi, enquête sur le désir de continuer l’attente mendiante malgré les assauts disloquant des paroles et des gestes de la part d’autrui (v. 11). On comprend la difficulté de l’entreprise, la défaillance qui guette et le grincement des gémissements. Et la nécessité de se répéter au cours du même psaume le « Pourquoi te désoler… Espère… » (v. 6.12)
Le Psaume 41 se termine pourtant sans salut, sans sauveur. Il n’y a que l’avant-goût d’un salut espéré, attendu. Mais le salut n’est pas à la porte. Pas tout à fait. Liturgiquement, il résonnera dans la proclamation de Romains 6 et dans l’Alléluia pascal. Mais dans la vie ? Le souvenir de joies passées peut-il nourrir longtemps, efficacement le désir d’eau vive ? La langueur ne risque-t-elle pas de s’installer ? Serait-ce alors la fin ? Peut-être. Pas nécessairement. Un souffle peut encore reprendre la finale du refrain. Celui de l’orant. Celui de Dieu. Possible.
Maxime Allard, o.p.