C’était autrefois une grande maison, aux allures aristocratiques. On aurait dit une dame de la noblesse avec sa tourelle qui pointait, d’un geste majestueux, vers le ciel. Depuis qu’un immense couvent dominicain était venu s’étendre à son côté, elle prenait des airs d’enfant timide et réservé. Elle semblait impressionné par le géant et arrivait difficilement à impressionner elle-même comme au temps jadis.
On la croyait centenaire. En réalité, elle avait accumulé presqu’un quart de siècle de plus. Elle les cachait bien, surtout depuis qu’elle avait subi quelques remodelages. Elle portait maintenant un revêtement plus jeune, plus à la mode des années récentes.
Un jour – pour des raisons qu’il serait trop long à expliquer – on décida de la déménager. Il ne s’agissait pas de la placer dans un foyer du «dernier âge» mais de la faire émigrer dans une autre patrie, n’importe où mais ailleurs. Des spécialistes l’auscultèrent. Ils l’examinèrent de fond en comble. Ils vérifièrent son ossature pour finalement arriver à la conclusion fatidique: au moindre déplacement, la maison allait non seulement déprimer mais s’effondrer. Tout simplement s’effondrer.
La maison devait quitter les lieux; on ne pouvait revenir sur cette décision. Il fallut donc prendre l’autre décision, drastique, assassine… la décision qui s’appelle pudiquement: la démolition. Nous avions quelques semaines pour vider la maison et surtout pour apprivoiser la dure réalité.
Ce matin, on passa aux actes. On procéda à l’euthanasie de la vieille dame… On opéra sans scrupule éthique. Un immense véhicule à chenilles, muni d’une longue pelle mécanique s’avança vers la victime. Le monstre était conduit par un jeune homme qui n’avait rien d’un hercule mais pouvait fantasmer sur sa puissance aux commandes de son bolide. Lentement, la pelle commença son travail perfide. Elle rongea l’arrière de la maison, une fenêtre, puis un bout de mur, une porte, le coin du toit. Avec application, comme si elle contrôlait une rage, elle attaquait méthodiquement.
Depuis sa naissance, la vieille maison ne révélait son intimité qu’à ceux et celles qui prenaient le temps d’entrer dans sa vie, de partager au moins un fragment de son histoire. Elle s’ouvrait à des jeunes qui acceptaient de se laisser apprivoiser par elle en même temps qu’elle se laissait elle-même apprivoiser par eux. Ce matin, sans aucun respect, voici qu’on étalait au grand jour les secrets les plus intimes de cette noble dame. On l’exposait à la curiosité des passants.
Depuis plus de quinze ans, la maison abritait un centre de rencontres d’inspiration chrétienne pour de jeunes universitaires. Je fréquentais ce centre. J’y animais des sessions de préparation au mariage, des catéchèses pour des catéchumènes en marche vers le baptême. Je participais à différentes activités de réflexion ou d’enseignement. J’y rencontrais des jeunes pleins de vie, des croyants en santé spirituelle et d’autres qui venaient quêter un peu d’air frais. Je m’émerveillais devant des artistes de grand talent et d’autres plus pauvres mais tout aussi pétillants. J’y recevais des confidences que je garde en moi comme des bijoux de grande valeur.
Ce matin, j’ai vu défiler toutes ces années de petits bonheurs et de grandes joies, ces nuages de tristesse et ces quêtes d’idéal. La pelle mécanique éventrait chaque pièce où j’ai entendu des paroles de sages, des coins de corridor où j’ai été témoin d’étourderies comme il arrive d’en faire à 18 ou 20 ans.
Ce matin, j’ai vu mourir une maison. Et j’ai compris une chose importante: les lieux que nous habitons finissent par nous habiter. On peut les détruire, les abandonner, les oublier, ils demeurent bien solides sur nos fondations intérieures, si nous les laissons nous habiter.
L’espace nous habite. Se trace en nous toute une géographie des lieux que nous traversons tout au long de nos déplacements. Nous ne quittons pas vraiment ces lieux; ils s’installent en nous. La vie n’est qu’un passage, mais nous recueillons tout en nous-mêmes. Nous devenons un village, une ville.