Au jour le jour
Pierre s’approcha de Jésus pour lui demander : « Seigneur, quand mon frère commettra des fautes contre moi, combien de fois dois-je lui pardonner ? Jusqu’à sept fois ? » Jésus lui répondit : « Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois. En effet, le Royaume des cieux est comparable à un roi qui voulut régler ses comptes avec ses serviteurs. Il commençait, quand on lui amena quelqu’un qui lui devait dix mille talents (c’est-à-dire soixante millions de pièces d’argent). Comme cet homme n’avait pas de quoi rembourser, le maître ordonna de le vendre, avec sa femme, ses enfants et tous ses biens, en remboursement de sa dette. Alors, tombant à ses pieds, le serviteur demeurait prosterné et disait : ‘Prends patience envers moi, et je te rembourserai tout. Saisi de pitié, le maître de ce serviteur le laissa partir et lui remit sa dette. Mais, en sortant, le serviteur trouva un de ses compagnons qui lui devait cent pièces d’argent. Il se jeta sur lui pour l’étrangler, en disant : ‘Rembourse ta dette !’ Alors, tombant à ses pieds, son compagnon le suppliait : ‘Prends patience envers moi, et je te rembourserai.’ Mais l’autre refusa et le fit jeter en prison jusqu’à ce qu’il ait remboursé. Ses compagnons, en voyant cela, furent profondément attristés et allèrent tout raconter à leur maître. Alors celui-ci le fit appeler et lui dit : ‘Serviteur mauvais ! je t’avais remis toute cette dette parce que tu m’avais supplié. Ne devais-tu pas, à ton tour, avoir pitié de ton compagnon, comme moi-même j’avais eu pitié de toi ?’Dans sa colère, son maître le livra aux bourreaux jusqu’à ce qu’il ait tout remboursé. C’est ainsi que mon Père du ciel vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère de tout son coeur. »
Commentaire :
Dans les temps anciens, le vieux chant de Lamek avait statué la « Loi de vengeance » : « Caïn est vengé sept fois, mais Lamek, septante fois sept fois » (Gn.4, 24) La méchanceté habitait alors le cœur de l’homme (Gn.4, 7). Par la suite, la coutume définit la Loi du talion : « Œil pour œil, dent pour dent » (Lv. 24, 20) Cette loi constituera comme une étape vers l’évangile. Entre temps, le prophète Jérémie enseignera : « Le juste ne se venge pas, il remet sa cause à Dieu » (Jr.11, 20) mais non sans avoir accusé un moment d’angoisse : « Seigneur de l’univers, toi qui soutiens l’homme juste, vois mes reins et mon coeur, montre-moi la revanche que tu prendras sur ces gens-là, car c’est à toi que j’ai confié ma cause » (Jr. 20,13) Jésus vient et exhorte alors à aimer l’ennemi et à prier pour lui (Mt.5, 44) Ce faisant, il pousse ainsi le pardon à sa limite. Et à Pierre qui lui demande : « Combien de fois devrai-je pardonner les offenses que me fera mon frère ? Irai-je jusqu’à sept fois ? » Jésus répond : « Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix-sept fois ». (Mt. 18, 21-22) Que de chemin parcouru depuis Lamek ! La mesure du pardon sera désormais de pardonner sans compter ?
Pour bien faire comprendre pareille innovation, Jésus utilise une parabole : le fonctionnaire insolvable. Matthieu va reprendre l’exemple à l’intention de sa communauté L’évangéliste convie son assemblée devant le trône d’un Roi. Situation paradoxale : le débiteur doit dix mille talents. Ce devait être quelqu’un très haut placé et immensément riche pour devoir pareille somme, soit des dizaines de millions de dollars. La Galilée et la Pérée, provinces au temps du Christ, ne payaient annuellement en impôts que 200 talents, à peine un cinquantième de la dette du débiteur. Incontestablement, l’homme se trouve dans une situation désespérée, il est vraiment insolvable, incapable de payer son dû. Aussi le maître ordonne de le vendre lui, sa femme et ses enfants. Le maître réclame tout, absolument tout, pour solder la dette. Mais un peu comme Osée (1-3) sa bonté a tôt fait de museler le déchaînement de sa colère et les exigences de sa justice : le maître relâcha le débiteur et lui remit toute sa dette. Cette pitié sans mesure décrit vraiment le mystère de Jésus, épris de compassion à la vue du lépreux (Mc.1, 40), la veuve de Naïm (Lc,7, 13), la foule sans berger (Mc.8, 2) et les sœurs de Lazare (Jn.11,33) .
Si la générosité du roi et l’ampleur de son pardon avaient suscité l’enthousiasme de la foule, la conduite du débiteur par la suite n’a pu que soulever son indignation. On ne lui devait que 1/600,000 de la somme qu’il devait lui-même, et il ne sait en faire remise. La sévérité implacable du maître met en lumière l’inflexible rigueur de jugement de Dieu envers celui qui ne pardonnera pas à son frère du fond de son cœur. Sans contredit, le débiteur, impitoyable envers ceux qui lui devaient, était dans son droit, et la remise de sa dette par son maître ne l’obligeait pas à renoncer à son droit, bien qu’elle lui ouvrait une voie de miséricorde.
La justice chez Dieu ne se fonde pas sur le droit, mais sur la compassion. « Ne fallait-il pas toi aussi avoir pitié de ton compagnon, comme j’ai eu moi-même pitié de toi ? ». « Heureux les miséricordieux, avait-il proclamé dans le « Sermon sur le béatitudes, ils obtiendront miséricorde. » (Mt.5, 7) Caractéristique de l’âme de Jésus, la miséricorde est un ensemble de bonté pardonnante et de tendresse privilégiée. « Nous n’avons pas un grand prêtre impuissant à compatir à nos faiblesses, lui qui a été éprouvé en tout, d’une manière semblable à nous, à l’exception du péché. Il peut ressentir de la commisération pour les ignorants et les égarés, puisqu’il est lui-même également enveloppé de faiblesses… (He.4,15) Jésus est venu appeler les pécheurs et non les justes. La demande du Pater prend ici tout son sens : « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à qui nous a offensé ». Mais l’ indulgence doit jaillir du cœur. « Ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi » (Mt. 15, 8) C’est là toute la relation de Jésus avec chacun de nous, ce qu’à notre tour, nous devons entretenir entre nous et avec tous.
Une communauté de frères qui s’aiment et se pardonnent, l’essentiel du « Discours ecclésiastique » (Mt. 18) vécu au jour le jour dans notre histoire du salut.