S’il est un psaume que l’on connaît par coeur et que l’on croit comprendre à force de le répéter, c’est bien le Psaume 62 de la liturgie des Heures, repris au matin du dimanche de la première semaine et de toutes les Jetés. Un psaume familier, trop familier peut-être. Alain Gignac, professeur à la faculté de théologie de l’Université de Montréal, nous invite à jeter un regard neuf sur ce texte à partir de la version de la Septante.
1. Psaume de David, lorsqu’il était dans le désert de Judée.
2.- Dieu, mon Dieu, devant toi je suis matinal ;
Mon être eut soif de toi,
Combien de fois ma chair (eut soif) de toi ?
En une terre déserte, sans chemin, sans eau.
3. Ainsi dans le sanctuaire je fus vu par toi
Pour voir ta force et ta gloire :
4. « Meilleure au dessus des vies est ta miséricorde,
Mes lèvres feront ton éloge ;
5. Ainsi je te bénirai en ma vie,
En ton Nom je lèverai mes mains ;
6. Comme si de graisse et d’huile mon être était rempli,
Aussi, lèvres d’allégresse, ma bouche louera. »
7. Si je faisais mémoire de toi sur ma couche,
Dans les matins je m’exerçais (méditant) sur toi :
8. « Ta devins mon défenseur,
Et je serai en allégresse sous la couverture de tes ailes.
9. Mon être fut soudé derrière toi,
Ta droite me saisit.
10. Eux, cependant, en vain cherchèrent mon être :
Ils iront vers (l’endroit) le plus bas de la terre,
11. Ils seront livrés aux mains du sabre,
Ils seront (les) parts des renards. »
12. Le roi cependant se réjouira en Dieu ;
Quiconque jurant sur lui sera digne d’éloge ;
Parce que la bouche de ceux qui disent des choses injustes fut obstruée.
Une version viable pour un nouveau regard
Le texte ci-dessus a de quoi étonner. Plutôt que de commenter la traduction liturgique française du psaume, faite à partir du texte hébreu, je propose une traduction qui colle à la version grecque, dite de la Septante. Cette antique version fut élaborée au 3e siècle avant notre ère par la communauté juive d’Alexandrie. Elle fût ensuite la Bible des premiers chrétiens. Elle est très proche du texte hébreu qui fonde le texte de nos bibles mais opère ça et là quelques glissements significatifs, Or, durant toute l’Antiquité et le Moyen-Âge, les chrétiens prièrent les psaumes à partir de cette version grecque ou de sa traduction latine, intégrée par Jérôme à sa Vulgate’. Encore aujourd’hui, la numérotation liturgique du psautier est celle de la Septante. ..
Plus que tout texte biblique, les Psaumes sont avant tout paroles, reprises et recontextualisées à chaque génération. Or, ce jeu de l’Écriture, actualisée au moment même où elle se fait Parole sur nos lèvres, est à l’oeuvre dans le Psaume 62 lui-même. Au fil des versets, pour peu qu’on soit sensible aux métaphores, aux contrastes et aux aspérités du texte, s’ouvre un horizon de compréhension qui se renouvelle sans cesse.
Péché d’interprétation par omission? (v. L et 10-11)
La traduction liturgique omet les versets 10 et II, ainsi que le verset l. Ce choix oriente la prière vers une contemplation individuelle, paisible et spiritualisante, plus universelle aussi. Toutefois, il nous prive d’une clé de lecture susceptible de renouveler la prière.
. Les versets 10-11 décrivent le combat du priant face à ses ennemis. Peut-on prier avec un sentiment de haine ? Oui, répond le psaume, il faut prier avec ce que nous sommes et ce que nous portons. Car la prière ne se limite pas à une relation « Je-Tu», «moi devant toi, mon Dieu ». Acte solitaire, face à l’Autre, la prière demeure néanmoins une référence aux autres. Ceux-ci y ont leur place, même (et surtout) si ces autres sont mes ennemis.
. Le verset l indique dans quel esprit l’éditeur du psautier priait le Psaume 62 : « Psaume de David, lorsqu’il était dans le désert de Judée ». C’est une invitation à relire les versets qui suivent à la lumière du Premier livre de Samuel, qui raconte les aventures de David (7 Samuel 22 – 30). Peu importe que David soit l’auteur du poème, et encore moins que cette notice soit historiquement vérifiée (ou vérifiable) ! La notice situe la prière au désert (v. 2), lieu du combat et de l’épreuve (v. 7-11), en tension avec le sanctuaire (v. 3), lui-même lieu de l’action de grâce émerveillée et volubile (v. 4-6). On le verra, cette alternance des deux lieux de la prière structure le psaume.
Bref, ces versets omis par la liturgie des Heures rappellent à Forant que la prière est ouverture sur l’altérité et combat. Cette omission n’est pas péché d’interprétation, mais elle-même actualisation du texte…
Le contraste entre tableaux (V. 2-8)
Au verset 2, David prend la parole. Au Néguev où il s’est réfugié, hors-la-loi et vagabond, le futur roi s’identifie à cette terre sans chemin et sans eau qui l’a accueilli – le mot désert encadre le paragraphe aux versets l et 2. Le psaume s’ouvre sur un paysage flamboyant, celui du désert à l’aube, lorsque la crainte et le froid disparaissent, que les couleurs s’illuminent et que la terrible chaleur se lève. Un cri jaillit, premiers mots de la prière que les autres versets ne font que développer : « Dieu, mon Dieu » – cri que l’on rencontre deux autres fois dans le psautier (21, 2 ; 42, 4). Cri inaugural, où l’être – l’âme qui est la personne en toute son intégralité et son intégrité – se réduit à un amas de chair (littéralement : de viande). La prière est un cri de finitude
Le verset 3 fait contraste, en une sorte de flash-back : « Dans le sanctuaire je fus vu par toi, pour voir ta force et ta gloire. » Là où la traduction de la liturgie des Heures présente un parallélisme (« je t’ai contemplé… j’ai vu ta force et ta gloire»), la Septante souligne un mouvement fort intéressant, qui est celui même de la prière, par un jeu de mots autour du verbe voir, conjugué au passif et à l’infinitif : je me laisse voir par Dieu, tel que je suis, et c’est ainsi que je peux le voir.
Les versets 4-6 aient ce qu’était la prière au sanctuaire. En opposition à la chair informe (v. 2), les mots décrivent un visage, avec ses lèvres et sa bouche, une personne complète, debout, les mains levées. Ici, l’être n’est pas assoiffé ou diminué, mais rempli de graisse et d’huile. La traduction liturgique, en rendant cette image par le mot festin, lui enlève sa connotation cultuelle. Or, c’est une référence aux sacrifices d’animaux. Dans le sanctuaire, il est facile de louer Dieu et d’offrir un sacrifice, tandis que dans le désert, quelle peut être la louange, et que peut-on offrir, sinon soi-même réduit à l’état de chair ?
Au verset 7, retour à la case départ, c’est-à-dire au désert. Le guerrier attend l’aube (clin d’oeil au v. 2), dans son campement de fortune. Les versets 8-11 citent ce que peut être la prière en ce lieu. Le vocabulaire est militaire : combat, droite, ont cherché, sabre. Nous ne sommes plus dans l’intimité du sanctuaire, mais dans l’inconfort de la guerre, perdus au sein d’un vaste espace sauvage où les animaux sont compagnons de l’humain, que ce soient les renards (v. 11) ou l’aigle, évoqué pour dire la protection divine (v. 8). Les versets 8-9 redisent en d’autres mots, car dans un autre contexte, la prière des versets 4-6. David, le chantre du sanctuaire, est devenu le proscrit persécuté par Saül et craignant pour sa vie. Métamorphose paradoxale de la présence divine.
Un mot pourtant unit les deux tableaux : l’allégresse. Dans la contemplation, Dieu était présent ; dans le combat, Dieu l’est tout autant. Dans les deux cas, l’allégresse est suscitée par la miséricorde, meilleure que la vie, et même que toutes les vies (curieux pluriel !), au-dessus d’elles (v. 4). Ce triple pléonasme marque une insistance. Or, la miséricorde apparaît comme une présence enveloppante (v. 8, « sous la couverture de tes ailes »), irrésistible et intime (v. 9, « Mon être fut soudé derrière toi, Ta droite me saisit »). Fait notable : si l’allégresse et la louange se conjuguent au futur, comme une nécessité à venir, la miséricorde se conjugue au passé, comme une certitude.
Une relecture de l’ensemble du Psaume (V. 12)
Le verset 12, peut-être parce qu’il semble hors d’ordre, est omis (lui aussi !) par la liturgie des Heures. Il se présente comme une conclusion moralisante ajoutée au psaume : celui qui prie et s’appuie sur Dieu est un exemple à suivre, car la prière ne peut s’enraciner dans l’injustice. On y reprend trois thèmes du psaume : la joie, la louange, le sort des ennemis.
Or, ce verset pourrait s’avérer une clé de lecture pour la prière. Je le comprends comme une actualisation de tout le psaume : « Le roi cependant se réjouira en Dieu ; Quiconque jurant sur lui sera digne d’éloge ; Parce que la bouche de ceux qui disent des choses injustes fut obstruée. » Formulation non exempte d’ambiguïté : on croirait entendre un programme de gouvernement et une critique du gouvernement, tout à la fois. Le roi sera fidèle à Dieu et juste… Ainsi sa prière pourra-t-elle être entendue, contrairement à celle de l’injuste. Ainsi le roi pourra-t-il être loué par ses serviteurs. Ainsi le serviteur fidèle à un tel roi sera-t-il à son tour digne d’éloge.
Quel est le lien entre l’expérience de David décrite aux versets 2-11 et ce programme politique ? Imaginons une liturgie royale, au Temple, conduite par un prêtre qui s’adresse au roi pour lui donner David en exemple. Le successeur de David ne peut déjà plus redire ce psaume à la manière du fugitif au désert. L’expérience spirituelle de David est transposée au plan politique, comme critère de validation de l’institution monarchique. Mais pour nous, c’est une invitation à écrire une suite au psaume, un treizième verset inspiré de notre vie.
Une invitation à nous souvenir des moments de contemplation qui ont fondé notre expérience spirituelle, alors même que la plongée dans l’action semble nous éloigner de cette expérience. Ma prière est souvent sèche et aride, mais elle doit alors se nourrir des moments intenses et privilégiés de jadis…
Une invitation aussi à accepter une sécularisation de la prière. La culture actuelle n’est plus soumise à un encadrement sacré, spatial ou temporel. Il est lointain ce temps où les Vêpres se célébraient en paroisse. La prière ne se vit plus seulement au sanctuaire ; au coeur du désert de la vie profane s’ouvre un nouvel espace sacré. Comment discerner et construire ce nouvel espace ? Peut-être est- ce la question la plus cruciale du 3e millénaire.
NOTE : « l . La Vulgate contient deux traductions latines des psaumes. Pourquoi ? Saint Jérôme voulait traduire la Bible en latin a partir de l’hébreu, texte originel et donc préférable, selon lui. Or, les chrétiens étaient si attachés a leur traduction latine de la Septante que Jérôme fut obligé de déroger à sa règle hébraïque et d’inclure dans son ouvre une version latine à partir de la Septante et une autre faite à partir du texte hébreu. »