La parabole du riche et de Lazare, un récit plein d’embûches! Il ne faut pas y chercher un enseignement sur l’au-delà. Pas question ici de décrire comment vivent les élus dans le ciel et les damnés dans l’enfer. À ce sujet, la parabole reprend simplement les croyances de son temps. Le bonheur dans l’au-delà ressemblerait à un festin en compagnie des grands personnages qui ont marqué la foi du peuple de Dieu tout au long de son histoire. Abraham, père des croyants et des croyantes, occuperait une place privilégiée à ce banquet éternel. Quant aux méchants, il se retrouveraient au séjour des morts aux prises avec des tortures atroces.
La parabole n’a pas pour but non plus d’affirmer que la mort amène un changement radical. Les gens heureux sur terre connaîtraient automatiquement le malheur de l’autre côté. Et les malheureux accéderaient au bonheur. La pauvreté n’est pas nécessairement la garantie du salut. Loin de là. Il est bien possible que des personnes heureuses sur la terre ont commencé leur ciel avant leur mort.
Dans cette parabole, l’homme riche fait une erreur très grave: il s’isole dans ses richesses. Il garde pour lui, et pour lui tout seul, ce qui lui apporte la joie et le bonheur. Il se replie sur lui-même. Il oublie les autres. Il oublie le pauvre. Bref, il se croit propriétaire de ses biens, propriétaire exclusif. Pas de partage! Se faisant, il crée une distance qui demeure par delà la mort. Cette distance devient même un abîme impossible à franchir!
Jésus ne veut-il pas nous dire dans ce récit que la miséricorde de Dieu, tout infinie qu’elle soit, offerte à tous et à toutes sans retenue, cette miséricorde demeure conditionnée, d’une certaine manière, par la charité?
Comment parvenir à la communion profonde avec Dieu sans communion avec les frères et les soeurs en humanité? La Première Lettre de saint Jean est claire: Si quelqu’un dit: ‘J’aime Dieu’, et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur. En effet, celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, ne peut aimer Dieu qu’il ne voit pas. Et voici le commandement que nous tenons de lui: celui qui aime Dieu, qu’il aime aussi son frère (1 Jean 4, 20-21).
Dieu aime, mais son amour ne parvient dans les coeurs que si ces mêmes coeurs sont ouverts. Ouverts à Dieu, ouverts à Dieu à travers l’ouverture aux autres. L’accueil dépend de l’attention aux autres. Notre bonheur éternel dépend de notre souci du bonheur des autres. Si nous refusons de partager la vie avec les autres, comment pouvons-nous la partager avec Dieu?
Voilà un enseignement à la fois neuf et ancien. C’est celui de l’Évangile. C’est celui aussi de Moïse et des prophètes. Ils ont Moïse et les prophètes, dit Abraham: qu’ils les écoutent! Au Deutéronome, Dieu fait cette recommandation: Se trouve-t-il chez toi un pauvre, d’entre tes frères, dans l’une des villes de ton pays que le Seigneur ton Dieu t’a donné? Tu n’endurciras pas ton coeur ni ne fermeras ta main à ton frère pauvre, mais tu lui ouvriras ta main et tu lui prêteras ce qui lui manque. (15, 7-8) Amos va dans le même sens: Malheur à ceux qui vivent bien tranquilles […] mais ils ne se tourmentent guère du désastre d’Israël (6, 1…7). Ou encore: Écoutez ceci, vous qui écrasez le pauvre et voudriez faire disparaître les humbles du pays, […] je changerai vos fêtes en deuil et tous vos chants en lamentations (8, 4.10). Isaïe appuie: N’est-ce pas plutôt ceci, le jeûne que je préfère: défaire les chaînes injustes, délier les liens du joug; renvoyer libres les opprimés, et briser tous les jougs? N’est-ce pas partager ton pain avec l’affamé, héberger chez toi les pauvres sans abri, si tu vois un homme nu, le vêtir, ne pas te dérober devant celui qui est ta propre chair? Alors ta lumière éclatera comme l’aurore, ta blessure se guérira rapidement, ta justice marchera devant toi et la gloire du Seigneur te suivra. (58, 6-8)
Les propos de Moïse et les prophètes sont radicaux, incisifs, exigeants, interpellants. Ils sont même, comme on dit dans le jargon d’aujourd’hui, incontournables!