Mon cher Judas,
Vous vous souvenez de la semaine sainte, la grande semaine. C’est la semaine de la mémoire. Nous nous retrouvons alors au sommet de l’histoire humaine. Une semaine entre la nuit et le jour. une semaine où nous espérons que la nuit devienne claire comme le jour.
Judas, tu reviens toujours au cours de cette semaine. Tu en fais partie en personnage essentiel. Selon l’expression à la mode, tu es un «incontournable»! Tu longes les murs du destin. Tu hantes l’histoire comme un fantôme. Sombre. Lugubre. Tu es un acteur de cimetière à faire danser avec l’orage et les pluies verglaçantes. Les siècles t’ont coincé par toutes les condamnations possibles. Prononcer ton nom jette un froid glacial sur l’humanité, du moins sa portion chrétienne.
Qu’as-tu fait, Judas, pour devenir ce sinistre personnage au théâtre du monde? Qu’est-ce qui t’a pris un certain jeudi dans la grande ville de Jérusalem, la «ville de paix» en guerre perpétuelle? Tu as fait volte-face. Tu as trahi! Tu t’es désolidarisé. Tu as brisé le lien qui te rattachait à Jésus. Aux autres aussi, la douzaine des proches et les nombreux disciples du Maître. Tu t’es détaché comme une pierre laisse l’édifice.
En te retirant ainsi, tu brises le groupe. Tu détériores l’édifice monté lentement au fil des trois années de partage avec Jésus. La cohésion est ébranlée. C’est souvent le danger dans les moments inquiétants. Et l’équipage du Christ n’échappe pas à cette loi de la nature. Tu es le point de départ de la débandade qui suivra.
Mais ne t’es-tu pas trahi toi-même en trahissant le Maître et les autres? Tu étais un maillon de la chaîne, un membre de ce corps unique. Un bras peut-il se séparer du corps sans mourir? Tu as pris tes distances comme un marginal. Mais le groupe que tu quittais était lui-même en marge.
Peut-être as-tu voulu reprendre ta place dans le clan de la majorité. Peut-être as-tu voulu rester fidèle à ton peuple, à ses leaders spirituels, à ses institutions. Peut-être as-tu pensé que le prêcheur de Nazareth était en train de tout foutre en l’air. Peut-être cherchais-tu à rester fidèle à ton peuple. N’était-il pas le peuple de Dieu? Peut-être pensais-tu que Jésus et ses proches étaient eux-mêmes des traîtres à Abraham, à Moïse, aux prophètes. Peut-être as-tu trahi pour sauver…
Peut-être, peut-être ! Nous ne connaissons pas le mystère qui t’habitait ce jour-là. Mystère qui se cachait au fond de toi-même et qui te cache encore à nos yeux. Mystère qui s’étend même à ta disparition. Qu’es-tu devenu après ton geste? Les livres saints sont tellement vagues. Ils ne précisent pas comme si tu t’étais perdu dans le décor, comme si tu t’étais faufilé au milieu de la foule humaine.
Avec tous ces «peut-être» qui t’enveloppent, tu as sans doute droit à la présomption d’innocence. Nous pourrions, au moins, hésiter à condamner. D’autant plus qu’à vouloir te débusquer dans la foule anonyme, nous risquons de nous cerner nous-mêmes, devenir nous-mêmes l’animal que nous voulons traquer.