Entre maître et esclave
The Master, de Paul Thomas Anderson
Paul Thomas Anderson, 42 ans, et déjà à son actif des œuvres brillantes et imposantes comme Boogie Night, Magnolia et There will be blood. Avec le magistral (!) The Master, ce virtuose du septième art s’affirme en nouvel Orson Welles, n’en déplaise à ceux qui ne supportent pas son ambition artistique affichée.
Freddie (Joaquin Phoenix), vétéran de la guerre du Pacifique, revient en Californie, traumatisé et obsédé sexuel. Il a du mal à trouver sa place dans la société américaine des années 50 : il ne contrôle pas sa violence, distille son propre tord-boyaux et dérive de job en job. Il s’échoue un soir sur le yacht de Lancaster (Philip Seymour Hoffman, prodigieux), un gourou qui séduit la bonne société new-yorkaise avec un aplomb affiché, des théories fumeuses et des croisières festives. Lancaster est directement inspiré de (Lafayette) Ron Hubbard, fondateur de la scientologie.
Anderson a choisi d’axer son scénario sur le rapport maître/disciple. Mais pas n’importe quel disciple : Freddie est particulièrement fêlé, déglingué et seul, ce qui en fait une victime privilégiée pour Lancaster le manipulateur. Et en même temps, entre ces deux minables (le disciple sait qu’il est lâche, le maître sait qu’il est bidon) l’attachement est réciproque. De façon très libre et toujours étonnante, Anderson nous entraîne dans les méandres de leurs relations complexes, faites de fascination, de dépendance et de domination. Jusqu’à cette scène à la fin où l’on constate comment, dans ce genre de relation narcissique, quasi homosexuelle, chacun devient le double mimétique de l’autre.
Ainsi, outre ses extraordinaires qualités formelles, The Master témoigne d’une grande intelligence du phénomène sectaire et du fonctionnement des pervers narcissiques. Ces derniers sont des baudruches pleines de vide, comme l’analyse Simone Weil dans La pesanteur et la grâce :« Qu’a-t-on gagné (et qu’il faudra repayer) quand on a fait du mal ? On s’est accru. On est étendu. On a comblé un vide en soi en le créant chez autrui. »
Le gourou (du sanskrit guru : qui a du poids, lourd) est bien celui qui est riche, plein de lui-même, autosuffisant. Il fait tout converger vers lui. Il « s’engraisse » tandis que ses adeptes ne cessent de « s’amincir ». Dans The Master, Philip Seymour Hoffman est mafflu et ancré, tandis que le fébrile Joaquin Phoenix maigrit à vue d’œil.
« Si Pouvoir il y a, il est du côté du Désir de l’Autre »,écrit le psychanalyste François Gantheret.« Un Maître est nommé, dont je me fais l’esclave, parce qu’il est celui dont je peux combler le désir d’être reconnu, en échange de quoi, et au prix de ma liberté, je recevrai cette complétude à laquelle j’aspire. »
Pour Freddie, Lancaster représente le « narcissisme intact » : la plus grande accumulation possible de libido sous une forme stable. Un réservoir bien rempli. Le sectateur éprouve une fascination pour cet être absolu et indestructible, qui fait violence à tout ce qui l’entoure. « Le violent emprisonne l’autre et le garde enfermé en jouissant de la jouissance qu’il impose ou qu’il refuse. Rien ne lui échappe. Il est à la fois le maître et l’esclave, la cause et l’effet, l’origine et la fin. Il est partout, il voit tout, il sait tout, il est tout. »
Tout en outrance
Django Unchained, de Quentin Tarantino
Comme The Master (2h20), Django Unchained est un film long (2h40), au scénario axé sur un couple d’hommes liés par des rapports d’autorité (ici valet/maître), dans un environnement vicié par une idéologie délirante (ici le racisme), finalement mise en échec. S’inspirant, pour mieux le détourner, d’un western-spaghetti de Sergio Corbucci datant de 1966, Quentin Tarantino revisite le Sud américain d’avant la guerre de Sécession, avec l’esclave Django (Jamie Foxx), un chasseur de prime allemand (Christoph Waltz), un riche propriétaire de plantations (Leonardo DiCaprio) et un vieux serviteur noir (Samuel L. Jackson, méconnaissable).
Tarantino, qui réconcilie magnifiquement dans ses références cinéphiliques les maîtres de genres et les bricoleurs de nanars, nous fait partager, comme à son habitude, sa jubilation cinématographique. On se retrouve un peu aux origines foraines de cet art, embarqués dans les montagnes russes d’un style tout en outrances. Dans les scènes de répit, lorsque les wagons montent lentement les pentes dramatiques, on jouit de l’art tarantinien d’étirer les dialogues, de prolonger les conciliabules avant que les flingues ne soient dégainés. Dans Django Unchained, la rhétorique devient une arme : celle du chasseur de prime, le savoureux Dr King Schultz, interprété par Christoph Waltz. Comme dans Inglourious Basterds, Waltz, exceptionnel, surpasse tous ses partenaires.
Et puis, nous dévalons les pentes sinueuses de scènes d’une violence exacerbée, traitées avec une complaisance revendiquée, Tarantino se donnant le droit d’aller au bout de ses fantasmes infantiles de vengeance : les méchants trinquent, et ils trinquent méchamment. Heureusement, ce pastiche est plein d’humour, avec des effets de décalage continuels.
Son esthétique kitsch recèle des pépites, comme les plans dans les plantations avec ces chênes majestueux, festonnés de mousse espagnole.
1 Ne serait-ce que la beauté des images tournées en 70 mm, format de pellicule pratiquement disparu depuis 40 ans, après avoir magnifié des films comme Ben-Hur, Playtime ou 2001.
2 Roland Sublon, « Narcisse au service du pouvoir », in Les Cahiers de la Réconciliation, Paris 1979, pp. 14-17