Prenons un homme de quarante ans ayant encore sa mère qu’il respecte et vénère, et qu’il va exactement visiter chaque jour durant une demi-heure malgré des occupations absorbantes, parlant filialement avec elle de choses et d’autres, puis, régulièrement, la demi-heure passée, la quittant jusqu’au lendemain. On ne peut vraiment demander plus et, du point de vue des mères, il serait à souhaiter que tous les hommes agissent ainsi.
Cette image nous montre le début de la vie d’oraison, l’âme faisant chaque jour sa méditation, ce qui est nécessaire pour commencer, et suivant fidèlement sa petite méthode point par point. C’est déjà quelque chose, mais ce n’est qu’un commencement, bien que certaines âmes croient faire merveille par leurs beaux discours et raisonnements.
Supposons que l’âme soit fidèle et que Dieu la fasse avancer. Oh ! comme elle est rajeunie par ce seul fait ! Ce n’est plus l’homme de quarante ans donnant une demi-heure chaque jour à sa mère. C’est le fils de vingt ans, s’éloignant de sa mère, sans doute, pour se donner à ses occupations, mais lui restant tendrement uni. Pour un jeune homme bien né, les rapports avec une mère sont encore très intimes à vingt ans.
Voyons ensuite l’âme monter d’un nouveau degré : c’est alors le fils de quinze ans. À quinze ans on demeure encore chez sa mère. On possède encore toutes les chères et saintes illusions de l’enfant au sujet de ses parents, de la maison paternelle, qui est tout pour l’enfant.
Ainsi fait notre petite âme dans la maison de son Père céleste. Il lui a fait cette grâce, demandée par le psalmiste, « d’habiter la maison du Seigneur chaque jour de sa vie » (Ps 26, 4). Cette maison, c’est la maison de l’oraison. L’âme ne la quitte pas. Sans doute elle ne parle pas sans cesse de Dieu ou à Dieu, mais elle ne le quitte pas du regard, ne fait rien, pour ainsi dire, sans être mue par Dieu ; elle est enveloppée de Dieu, n’a plus d’autres idées que celles de Dieu. Quel immense progrès : ne plus pouvoir sortir de l’atmosphère de Dieu !
L’âme avance toujours. Elle arrive à dix ans, âge où l’enfant ne sait pas encore tenir de conversations comme les grandes personnes ; mais ses petits entretiens n’en plaisent que davantage à sa mère. Quel progrès quand l’âme commence à ne plus même pouvoir parler, comme au temps de sa toute petite enfance ! En cet état elle n’a plus d’autres vues que celles de Dieu, tout comme l’enfant qui ne voit que sa mère.
Avançons encore et voyons l’enfant à l’âge de quatre ans, âge si aimé des mères, car à cet âge la mère et l’enfant se suffisent pleinement. Le langage de l’enfant est un bégaiement, mais combien délicieux pour le cœur de la mère ! Elle-même se « rapetisse », si l’on peut dire, pour babiller, pour bégayer avec son enfant : ils n’ont pas besoin d’autre chose.
Quelle image frappante et sublime de ce qu’est Dieu avec ses saints ! Si quelque phonographe inconnu pouvait enregistrer et nous répéter l’oraison des saints, nous serions étonnés, éblouis par leur simplicité, leur enfantillage, leur bégaiement d’amour. Cette simplicité leur est nécessaire pour ne vouloir que Dieu, pour n’avoir besoin que de Dieu au milieu de tous leurs travaux, de leurs épreuves. Dieu leur suffit et – chose exquise – les saints suffisent pleinement à Dieu. Dieu n’a pas besoin d’autre chose. Il oublie tout pour ainsi dire, pour s’amuser à écouter le bégaiement de ses saints, pour s’y perdre avec délices. Qu’importe à la mère ce qui l’entoure quand elle parle avec son enfant ? Comparaison frappante. Dieu oublie tous les blasphèmes, toutes les iniquités qui mériteraient l’écrasement de la terre. On se demande parfois pourquoi Dieu ne châtie pas… Ah ! C’est que Dieu est avec ses saints, et près d’eux. Il oublie, il ne voit pas, il n’entend pas autre chose, et c’est ce bégaiement des saints qui nous obtient miséricorde.
Ce babil enfantin du tout-petit avec sa mère, est-ce le terme de la vie d’oraison ? Continuons la comparaison commencée. Il est un âge où l’enfant ne parle pas, ne marche pas, âge où, par conséquent, l’enfant vit de sa mère et repose continuellement dans ses bras, sur son cœur. Cet âge-là est l’image des grands saints. Abîmés en Dieu, ils ne peuvent plus parler : silence sacré bien au-dessus du bégaiement. Ils sont alors endormis sur le sein de Dieu, s’alimentant de sa substance, ne pouvant se nourrir d’autre aliment, comme les tout-petits qui ne peuvent vivre que de la substance de leur mère. De même, les saints ne peuvent quitter Dieu.
Est-ce là le dernier mot, le dernier progrès ? L’union la plus grande qui puisse connaître l’enfant avec sa mère est celle de l’époque sacrée où il ne fait qu’un avec elle. On ne le voit même pas : il vit en elle.
Ici, ce sont les très grands saints qu’on ne peut même plus voir, tant ils sont perdus, fondus en Dieu, n’ayant plus qu’une seule vie avec lui ; ils sont tellement invisibles qu’ils paraissent morts, et cependant ils vivent d’une vie intime, d’une vie mystérieuse avec Dieu. C’est de cette vie que saint Paul disait : « Nous sommes morts et notre vie est désormais cachée avec le Christ en Dieu » (Col 3,3). Nous sommes morts, on ne peut plus nous voir…
Thomas Dehau, o.p.