Quarante jours pour aiguiser l’oreille du cœur
Après son baptême, Jésus, rempli de l’Esprit Saint, quitta les bords du Jourdain ; il fut conduit par l’Esprit à travers le désert où, pendant quarante jours, il fut mis à l’épreuve par le démon. Il ne mangea rien durant ces jours-là, et, quand ce temps fut écoulé, il eut faim. Le démon lui dit alors : « Si tu es le Fils de Dieu, ordonne à cette pierre de devenir du pain. » Jésus répondit : « Il est écrit : Ce n’est pas seulement de pain que l’homme doit vivre. » Le démon l’emmena alors plus haut, et lui fit voir d’un seul regard tous les royaumes de la terre. Il lui dit : « Je te donnerai tout ce pouvoir, et la gloire de ces royaumes, car cela m’appartient et je le donne à qui je veux. Toi donc, si tu te prosternes devant moi, tu auras tout cela. » Jésus lui répondit : « Il est écrit : Tu te prosterneras devant le Seigneur ton Dieu, et c’est lui seul que tu adoreras. » Puis le démon le conduisit à Jérusalem, il le plaça au sommet du Temple et lui dit : « Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas ; car il est écrit : Il donnera pour toi à ses anges l’ordre de te garder ; et encore : Ils te porteront sur leurs mains, de peur que ton pied ne heurte une pierre. » Jésus répondit : « Il est dit : Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu. » Ayant ainsi épuisé toutes les formes de tentations, le démon s’éloigna de Jésus jusqu’au moment fixé.
COMMENTAIRE
Le temps du Carême s’ouvre avec le séjour de Jésus au désert. Quarante jours passés dans la solitude et le silence des magnifiques paysages du désert de Juda ; quarante jours pour faire taire en soi les innombrables voix qui parlent à la surface de l’homme ; quarante jours pour aiguiser l’oreille du cœur afin qu’elle soit affinée pour écouter la Parole du Père. Quarante jours de mise à l’épreuve pour amener Jésus au choix, librement consenti, d’entrer dans une autre volonté que la sienne. Quarante jours pour l’amener à répondre librement à l’appel du Père entendu au-dedans.
Le désert, en effet, est un lieu de mise à nu. Saint-Exupéry a connu le désert. Il écrivait en 1945 : « Comme il n’y a rien à voir ni à entendre dans le désert, on est bien contraint de reconnaître que la vie intérieure, loin de s’y endormir s’y fortifie, et que l’homme est animé par des sollicitations invisibles. L’homme est gouverné par l’Esprit » (Lettre à un otage). C’est vrai qu’au désert le silence expose l’homme aux voix contradictoires et obsédantes qui l’agitent à la périphérie de lui-même. C’est vrai que l’expérience du désert révèle le fond du cœur de celui qui accepte de s’y enfoncer et d’y séjourner. Ce qui fut vrai pour Moïse et Élie l’est aussi pour Jésus. En s’y enfonçant, Jésus nous invite à le suivre et à séjourner avec lui au désert, quarante jours.
Les trois lectures nous renvoient au Deutéronome, le dernier des cinq livres de Moïse. Ce livre médite sur l’Exode et sur la Loi pour en tirer des leçons sur la manière de vivre l’Alliance. C’est un livre qui ne cesse d’inviter à « écouter » le Seigneur pour « mettre en pratique » sa Parole, de « tout son cœur ». Pour Paul aussi, tout ce que nous faisons n’a de valeur que si cela vient du fond du cœur. C’est pour cela que le Deutéronome est cité au début de la 2e lecture (Rm 10,8) : « La Parole est près de toi, elle est dans ta bouche et dans ton cœur… » (Dt 30,14). La foi consiste à « croire dans ton cœur » ; c’est un mouvement qui répond à cette Parole entendue au-dedans de l’être : c’est pour cela que « celui qui croit du fond de son cœur devient juste ». C’est la doctrine paulinienne de la justification par la foi.
Jésus repousse les sollicitations du diable avec le Deutéronome : « Ce n’est pas seulement de pain que l’homme doit vivre » (Dt 8,3) ; « Tu te prosterneras devant le Seigneur ton Dieu et à lui seul tu rendras un culte » (Dt 6,13) ; « Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu » (Dt 6,16). Le diable tente Jésus à partir de nos désirs humains : la faim de nourriture, le désir de puissance et de gloire. C’est du fond de son cœur que jaillit la réponse du Christ : la Parole de Dieu est dans son cœur ! Il se nourrit de ce qui sort de la bouche de Dieu ! Jésus met ici en pratique un autre passage du Deutéronome qui est si important dans le judaïsme : « Écoute Israël, le Seigneur est l’Unique ! Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur… » (Dt 6,4-5).
Face aux tentations, Jésus est fort parce qu’il est habité par la Parole de Dieu dont il se nourrit et parce qu’il est conduit par la puissance de l’Esprit Saint. Dans le film de Pasolini (L’évangile selon saint Matthieu), Jésus s’affronte à une ombre : le combat se déroule à l’intérieur de lui-même… Habituellement, on ne s’installe pas dans le désert, on le traverse. Le Carême nous mène vers Pâques. Nous avons quarante jours pour faire cette traversée de notre désert intérieur, en nous laissant dépouiller de nos sécurités, de nos conditionnements, de nos petites habitudes qui rétrécissent ou obstruent si souvent nos horizons. N’ayons pas peur d’entrer dans ce désert pour être conduit à l’essentiel : la Présence réelle d’un Dieu non imaginé.
L’Exode fut pour le Peuple choisi un chemin éprouvant d’« errance dans un désert sans routes » (Jb 12,24). Tournant en rond à la surface du désert pendant quarante années, le peuple a progressé à un autre niveau, celui de la conversion du cœur. Il a abandonné le veau d’or et les idoles. Il a découvert à ses côtés cette présence solidaire d’un Dieu non visible qui marchait avec lui. Dans son errance, il s’est laissé peu à peu conduire, nourrir, abreuver. L’errance l’a préparé à entrer « de tout son cœur » dans l’Alliance avec le Dieu unique dont on n’ose pas prononcer le Nom.
C’est avec le Christ que l’Esprit nous entraîne au désert pour que nos oreilles retrouvent leur capacité d’écoute. Le Dieu véritable nous y attend. Si, durant ce Carême, nous nous laissons guider par l’Esprit dans un certain silence, nous pourrons entendre autre chose que nos phantasmes, nos baratins, nos préoccupations égoïstes. L’inévitable combat n’est pas d’abord contre un diable extérieur à nous-mêmes, que l’on pourrait dompter par des pratiques ascétiques ou des exorcismes. Le combat du Carême, à la suite de Jésus, c’est d’abord une lutte contre les fausses images que nous nous faisons de nous-mêmes, des autres et surtout de Dieu. Il s’agit plus de vivre un corps à corps avec Dieu, à la manière de Jacob (Gn 32,25-30), qu’un affrontement au diable. Le temps du Carême nous est donné pour débusquer ce qui est mensonge en nous, ce qui s’oppose ou résiste à la Parole divine, ce qui obstrue les oreilles de nos cœurs : « Je te conduirai au désert pour parler à ton cœur, dit Dieu, et là tu répondras… » (Os 2,16-17).
En ce temps du Carême, laissons-nous conduire avec Jésus au désert, laissons le vrai Dieu parler à nos cœurs. Chaque jour, retirons-nous un moment en silence dans un lieu favorable et prenons le temps de lire et de méditer sa Parole. Lisons la Bible, comme on lirait et relirait la lettre d’un grand Ami. Choisissons de moins regarder la télévision pour lire un peu plus la Parole de Dieu ; allons visiter ceux qui sont seuls, participons plus souvent à l’eucharistie… L’enjeu du Carême est de nous détourner de nous-mêmes pour mieux accueillir Dieu et les autres. Notre Carême sera fécond s’il permet à nos cœurs de se mettre à l’écoute de la Parole de Dieu et des appels de nos proches.
Fr. François-Dominique CHARLES, o.p.