Lorsque Joseph, cardinal Ratzinger, devint le Pape Benoît XVI, il choisit pour devise épiscopale les mots de la 3e Lettre de saint Jean : « coopérateurs de la vérité » et deux symboles pour son blason. Voici comment il s’explique à la dernière page de son ouvrage « Ma vie. Souvenirs. 1927-1977 » (Ed. Fayard, 1998, pp. 141-144).
J’ai choisi deux symboles (pour décorer mon blason) : en premier lieu la coquille, signe de notre pèlerinage, de notre marche : « Nous n’avons pas de cité permanente sur la terre ». J’ai adopté également l’ours de la légende de Corbinien, évêque de Freising : l’histoire raconte qu’au cours d’un voyage à Rome un ours dévora le cheval du saint. Corbinien le réprimanda sévèrement pour son méfait et, pour le punir, lui mit sur le dos le chargement que le cheval avait porté jusque là. L’ours dut donc traîner le fardeau jusqu’à Rome et n’en fut déchargé par le saint homme qu’à son arrivée à destination. Cet ours portant le fardeau du saint me rappelait la méditation d’un psaume de saint Augustin. Il trouvait dans les versets 22 et 23 du psaume 72 exprimé avec justesse le fardeau de l’espérance de sa vie. Ce qu’il voit dans ces versets et qu’il commente est comme un autoportrait, fait sous le regard de Dieu ; ce n’est donc pas seulement une pensée pieuse, mais une relecture de sa vie et lumière sur sa route.
Ce qu’Augustin écrit là illustrait à mes yeux mon propre destin. Le psaume, issu de la tradition de la Sagesse, montre la difficulté de la foi, qui provient de son échec terrestre. Celui qui se tient au côté de Dieu n’est pas nécessairement du côté du succès : les cyniques sont précisément des hommes à qui tout semble sourire. Comment comprendre cela ? Le psalmiste trouve la réponse en se tenant devant Dieu, auprès duquel il comprend la vanité des richesses et du succès matériel et reconnaît ce qui est vraiment nécessaire et salvifique. Ut iumentum factus sum apud te et ego semper tecum. Ce que l’on traduirait aujourd’hui par « lorsque mon cœur était troublé, j’étais fou et déraisonnable, et je me conduisait comme une bête de somme insensé à tes yeux. Et moi je restai toujours devant toi ». Saint Augustin a compris autrement l’expression bête de somme. Le mot latin iumentum désignait surtout les bêtes de trait, utilisées pour les travaux agricoles. Il y voit une image de lui-même sous le poids de sa charge épiscopale : je suis une bête de somme devant toi, pour toi, et c’est ainsi que je suis à tes yeux. Il avait choisi la vie de chercheur et avait été destiné par Dieu à être « une bête de somme », un bœuf docile qui tire la charrue de Dieu en ce monde.
Comme il s’était souvent rebellé contre toutes les broutilles qu’on lui avait ainsi imposées et qui l’empêchaient de s’adonner aux grands travaux intellectuels qu’il savait être sa vocation la plus profonde ! C’est alors que le psaume vint l’aider à sortir de son amertume : oui, c’est vrai, je suis devenu une bête de somme, un âne bâté, un bœuf ; mais c’est précisément ce que je suis entre tes mains. De même que la bête de trait est la plus proche du paysan et lui fait son travail, il est tout près de Dieu en accomplissant cet humble service, tout entier dans sa main, entièrement son instrument – il ne pourrait être plus près de son maître, ni plus important à ses yeux.
L’ours qui remplaça le cheval – plutôt le mulet de saint Corbinien – et fut chargé de son fardeau, qui devint sa bête de somme (contre son gré), n’est-il pas l’image de ce que je dois faire et de ce que je suis ? « Je suis devenu ton mulet chargé de ton joug, et c’est ainsi que je suis tout près de Toi pour toujours ».
Quels détails ajouterai-je sur mes années d’épiscopat ?
On raconte qu’à son arrivée à Rome, Corbinien remit l’ours en liberté. Qu’ils soit allé dans les Abruzzes ou retourné dans les Alpes, cela n’intéresse pas la légende. Quant à moi j’ai, entre-temps, fait mes valises pour Rome et depuis longtemps je marche, mes valises à la main, dans les rues de la Ville Éternelle. J’ignore quand on me donnera congé, mais je sais que cela vaut pour moi aussi : Je suis devenu la bête de somme ; et c’est justement ce que je suis auprès de Toi.