Depuis quelques mois, j’assiste au dépouillement d’un homme. Je l’ai connu dans la force de l’âge. Un grand gaillard, sportif accompli, besogneux, de la prestance, une bonne santé. À ces richesses, ajoutez une belle personnalité, un grand jugement, une vive intelligence. À le regarder, on croyait qu’il deviendrait centenaire.
Mais l’automne est arrivé pour lui. Comme les érables se déshabillent de leurs feuilles, mon ami perd progressivement sa ramure. Les oreilles ont cédé les premières. Il s’est mis à faire répéter, à ne pas saisir le sujet des conversations. Il est devenu dur d’oreille, comme on dit. Puis, les yeux ont suivi. Il se plaignait que les livres et les journaux étaient de plus en plus imprimés en petits caractères. Il reconnaissait de moins en moins le visage de ses proches. La motricité s’est détériorée. Il échappait sa fourchette. Il n’arrivait pas à éviter les obstacles sur son chemin. On avait l’impression qu’il s’accrochait dans les fleurs du tapis! Finalement, le cerveau a cédé. La mémoire a flanché. À tous les cinq minutes, il pose les mêmes questions : «Où suis-je? Pourquoi on ne me permet pas de rentrer chez moi? Qui êtes-vous? À quelle heure le prochain repas? Est-ce que j’ai pris le petit déjeuner?» La fin approche. Il faut bien en arriver à cette conclusion : il ne deviendra pas centenaire.
Je le vois partir. Et à travers lui, je nous vois tous entreprendre le grand voyage. Je nous vois partir en emportant très peu de bagage. Presque rien, sinon rien du tout. Je suis pourtant attaché à ce côté-ci de la vie. J’aimerais en glisser une partie dans ma valise, au moins des souvenirs, des regards, des voix, des rires, des odeurs, quelque chose de familier qui nourrit mon bonheur.
Pourquoi faut-il tout laisser quand l’heure est venue d’atteindre l’autre rive? Je ne me résigne pas à penser que l’au-delà me fasse oublier ce côté-ci. Je souhaite au contraire que le royaume de Dieu conduise à sa parfaite maturité les quelques années que je passe sur cette terre.
Je souhaite que mon Credo, le Credo que je partage avec l’Église, inclue ce monde-ci dans la foi en la résurrection de la chair et en la vie éternelle. Dieu ne nous offre pas ce monde comme distraction en attendant la vie éternelle. Ce qui se vit ici a de l’importance. Chacune de nos saisons vit aussi de celles qui la précèdent. La cinquième saison ne doit pas faire exception. Je l’espère bien.
D’ici là, prenons d’emmagasiner la part de bonheur que nous offrent la terre, les hommes et les femmes que nous croisons, ceux et celles qui nous créent ce bonheur quotidien. En attendant de voir Dieu…