« Vivez la charité ! Papa vous bénira ! »
Jésus s’en alla avec ses disciples vers les villages situés dans la région de Césarée-de-Philippe. Chemin faisant, il les interrogeait : « Pour les gens, qui suis-je ? »
Ils répondirent : « Jean Baptiste ; pour d’autres, Élie ; pour d’autres, un des prophètes. »
Il les interrogeait de nouveau : « Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? » Pierre prend la parole et répond : « Tu es le Messie. »
Il leur défendit alors vivement de parler de lui à personne.
Et, pour la première fois, il leur enseigna qu’il fallait que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les chefs des prêtres et les scribes, qu’il soit tué, et que, trois jours après, il ressuscite.
Jésus disait cela ouvertement. Pierre, le prenant à part, se mit à lui faire de vifs reproches.
Mais Jésus se retourna et, voyant ses disciples, il interpella vivement Pierre : « Passe derrière moi, Satan ! Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. »
Appelant la foule avec ses disciples, il leur dit : « Si quelqu’un veut marcher derrière moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix, et qu’il me suive.
Car celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie pour moi et pour l’Évangile la sauvera.
COMMENTAIRE
« Celui qui n’agit pas, sa foi est bel et bien morte ! » écrit saint Jacques. Et il continue en disant que la foi ne peut pas se voir autrement qu’au travers des actes qu’elle inspire : « Montre-moi donc ta foi qui n’agit pas ; moi, c’est par mes actes que je te montrerai ma foi ! » On ne peut pas voir la foi de quelqu’un. On ne peut que la pressentir à travers sa manière de vivre et de se comporter. On ne peut en voir que les effets, les fruits, dans son attention aux autres, dans sa façon de vivre très concrètement le commandement de l’amour de Dieu et des frères. Saint Jean peut ainsi écrire dans sa première lettre : « Celui qui dit qu’il aime Dieu et qui déteste son frère est un menteur ! Comment celui qui n’aime pas son frère qu’il voit pourrait-il aimer Dieu qu’il ne voit pas ? » (1 Jn 4,20). C’est un enseignement essentiel de toute la Bible : la foi en Dieu est vivante si elle agit. Pour un Juif, la foi est une pratique. Est chrétien, celui qui met en pratique la Parole de Dieu qui se résume dans le commandement de l’amour. C’est pourquoi Paul a pu écrire : « Celui qui aime a parfaitement accompli la loi » (Rm 13,8).
Les saints ont leurs formules bien connues. Augustin : « aime et fais ce que tu veux » ; Jean de la Croix : « au soir de notre vie, nous serons jugés sur l’amour. » Souvenons-nous de la parabole du bon Samaritain. C’est le Samaritain qui se penche vers l’homme blessé, qui s’approche de lui, qui se fait le prochain de son frère, c’est lui, l’homme exemplaire dont Jésus loue le comportement. C’est ce Samaritain qui a montré par son attitude qu’il aime son prochain. Sa foi s’épanouit en charité. « Si, écrit saint Paul, j’avais la foi la plus totale, une foi à transporter les montagnes, s’il me manque l’amour je ne suis rien » (1Co 13,2). Une foi qui ne s’épanouit pas en charité envers les autres est une foi morte. Un chrétien dont la foi ne se traduit pas en gestes concrets de sollicitude envers les autres, d’aide et d’accueil des proches qui souffrent n’est plus vraiment chrétien.
La foi, ce n’est pas la conviction intérieure que Dieu existe. C’est une manière active de vivre et d’aimer, une manière de se comporter en se préoccupant des autres, en se dépensant pour eux, en s’approchant de ceux qui ont besoin de secours, d’amitié, de présence, de consolation… Dans l’évangile, Jésus nous invite à le suivre sur sa route qui va à Jérusalem. C’est une route où il s’avance vers ce moment où il va donner sa vie, se donner tout entier pour ceux qu’il aime : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15,13). Dans sa passion, ce que Jésus révèle en donnant sa vie, c’est son amour pour nous. Jésus ne nous a pas aimés avec des discours. Il nous a montré son amour dans le grand acte qui a consisté à offrir sa vie pour nous ! Angélus Silésius a ces mots étonnants : « Que Dieu soit mis en croix ! Qu’on puisse le frapper ! Qu’il supporte l’outrage à lui-même infligé ! Qu’il éprouve l’angoisse ! Et qu’il puisse mourir ! Ne t’en étonne pas, l’amour l’a inventé. »
Ainsi, le chemin de Jésus est une mystérieuse « invention » de l’Amour ! C’est pour cela que Jésus reprend très durement Pierre, le premier des Douze, qui s’est maladroitement opposé à ce chemin : « Passe derrière moi, Satan ! Tes pensées ne sont pas celles de Dieu mais celles des hommes ! » Puis il ajoute pour la foule et les disciples : « Si quelqu’un veut marcher derrière moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. Car celui qui perdra sa vie pour moi et pour l’évangile la sauvera ! » Le Seigneur nous invite tous à le suivre non seulement dans sa marche mais surtout dans sa manière d’aimer, dans le don qu’il fait de sa vie. Ainsi, le chrétien devrait être reconnu à sa façon d’aimer comme Jésus, c’est-à-dire de renoncer à soi, d’offrir sa vie à Dieu et à ses frères.
Je voudrais évoquer un beau visage d’Afrique que j’ai rencontré dans un petit dispensaire, au nord Bénin. C’est celui d’un jeune garçon d’une douzaine d’années qui est complètement paralysé. Il avait, comme tous les enfants, escaladé un manguier pour cueillir des mangues… et il est tombé. Cet enfant dont la vie est détruite m’a accueilli dans son fauteuil avec un magnifique sourire. Loin d’être révolté ou déprimé à cause de sa situation tragique, il sait accueillir avec le sourire tous ceux qui viennent le visiter ; il leur demande des nouvelles, sans se plaindre ou parler de lui-même. Complètement immobile et dépendant, il semble désormais vivre pour les autres. Une belle image de l’amour de Jésus ! Peut-être que ce jeune garçon pourrait dire comme Paul : « Je suis crucifié avec le Christ. Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi. Ma vie présente, je la vie dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi » (Ga 2,20-21).
La foi véritable transforme peu à peu notre cœur pour le rendre attentif à la présence des autres. Celui qui aime oublie ses détresses et ses difficultés pour écouter et accueillir celles des autres. La foi chrétienne n’est vraie que si elle réussit à faire de nous des bons Samaritains, capables de porter secours et de prendre soin de ceux qui peinent et souffrent. En servant mon frère, je sers Dieu ! En aimant mes frères, j’aime Dieu ! En tendant la main à mon frère, je m’approche de Dieu ! Il n’y a pas d’autre recette pour vivre en chrétien que celle de servir et d’aimer les autres. Et c’est dans ce mouvement de service et de charité que je peux devenir missionnaire de l’évangile ! Ubi caritas Deus ibi est !
Notre manière d’aimer est donc le seul vrai témoignage que nous pouvons rendre à Dieu. Celui qui est Amour peut se révéler par chacun de nous, même dans son silence. Nos actes sont souvent un langage plus éloquent que nos mots. Notre manière de vivre peut évangéliser : « C’est par mes actes que je montre ma foi », écrit saint Jacques. Croire, c’est « vivre la charité » comme on le chante si souvent au Cameroun : « Vivez la charité ! Papa vous bénira ! »
Dans la première homélie prononcée comme évêque, à la cathédrale d’Oran, le 9 octobre 1981, notre frère Pierre Claverie disait : « La foi est mouvement vers Dieu : elle répond à l’appel irrésistible de son amour et nous entraîne à sortir de nous-mêmes pour aimer comme Dieu nous a montré qu’Il aimait en Jésus Christ. Mouvement vers Dieu, la foi est aussi mouvement vers l’autre qui appelle et attend notre amour, auquel Dieu nous envoie pour manifester son propre amour. » Que le Seigneur vienne à notre secours pour que notre foi soit non seulement un mouvement vers lui, mais aussi un mouvement vers tous ceux qui nous entourent et vers qui Dieu nous envoie pour manifester son amour.
Frère François-Dominique CHARLES, o.p.