L’auteur du Ps 62 se trouve dans une situation difficile. Abandonné de ses « amis » qui, maintenant, le persécutent, il se voit comme un mur sur le point de s’écrouler. Du milieu de son affliction, il se tourne vers Dieu. Mais, comme le montre son poème un peu torturé, c’est surtout à l’intérieur de lui-même que le combat fait rage. Contrairement aux nombreux psaumes de lamentation dans lesquels le psalmiste se plaint et exprime des sentiments forts, le Ps 62 dégage une atmosphère de sérénité et de repos chèrement acquis. C’est que la lamentation est devenue méditation puis expérience à transmettre. Le psalmiste a appris qu’il faut s’en remettre à Dieu et ne rien attendre des hommes.
Le genre littéraire du psaume est difficile à spécifier. Est-ce une action de grâce? un psaume de sagesse? un psaume de confiance? une lamentation? Un poème offrant un tel mélange de motifs et de thèmes ne se laisse pas classer facilement. Si plusieurs parlent d’un psaume de sagesse, d’autres tranchent plutôt en faveur d’un psaume de confiance (voir Ps 3; 4; 11; 16; 23; 27; 121; 131). Admettons qu’on a ici un psaume à la limite de deux genres. Car si une partie est dominée par la confiance, une autre comporte des idées de type sapientiel, comme la vanité de l’homme et de la richesse, la justice de Dieu qui rétribue selon les œuvres.
Les spécialistes ont proposé diverses structures. Il semble d’abord évident que le « refrain » reconnu par plusieurs soit un élément structurant du poème. C’est ainsi que le premier refrain (v. 2-3) serait suivi d’une première scène (v. 4-5) comportant l’assaut des impies (v. 4) et leur hypocrisie (v. 5). La reprise du refrain (v. 6-7) serait suivie d’une deuxième scène (v. 8-11) parlant du juste devant Dieu (v. 8-9) puis donnant des conseils (v. 10-11). Le refrain serait repris à la fin sous la forme d’un oracle (v. 12-13). D’autres préfèrent parler d’un diptyque (v. 2-5 // v. 6-13). La première tranche (v. 2-3 // v. 6-7) mettrait justement en rapport les deux textes presque identiques du « refrain ». Cependant, peut-on appeler refrain des versets essentiels au poème et dont le texte n’est pas exactement le même? Bien que subtiles, les différences entre ces deux « refrains » sont significatives. D’abord l’auteur utilise deux prépositions différentes signifiant plus ou moins la même chose (« vers Dieu » v. 2a.6b). Ensuite il utilise deux mots semblables signifiant « faire silence », une fois le substantif (v. 2b), l’autre fois le verbe (v. 6b). Puis, la première fois, il trouve en Dieu son « salut » (v. 3a), la seconde, son « espérance » (v. 6c). Le salut convient au premier volet qui dénonce l’oppression, tandis que l’espérance convient au second volet dans lequel le psalmiste transmet son expérience. En fait, les deux termes désignent une réalité semblable considérée sous deux angles : de la part de Dieu, le salut promis; de la part de l’humain, l’espérance. La seconde tranche (v. 4-5 // 8-13) se fonde sur des récurrences verbales : « homme » (v. 4b.10b.13c), l’interjection « oui, certes » (v. 5a et 10a), « tromperie » (v. 5b et 10b). Entre le début et la fin du psaume, on peut voir une inclusion centrée sur la parole : au début, le silence humain, c’est-à-dire l’absence de parole (v. 2), puis, à la fin, la parole divine (v. 12). Au silence du psalmiste, Dieu répond par un oracle.
Commentons brièvement le psaume. Au v. 1, le titre parle de Yedutûn, l’un des chantres de David avec Asaph et Héman (1 Ch 16,38-42; 2 Ch 5,12; 25,3; 35,15), à qui on attribue aussi les Ps 39 et 77. Comme c’est souvent le cas dans les psaumes, l’idée principale qui sera développée dans tout le poème est clairement exprimée dès le début. Le v. 2 commence par l’un des six emplois du mot hébreu ak « oui, certes » (v. 2.3.5.6.7.10) que, malheureusement, bien peu de traductions ont rendu (sauf la TOB)! D’entrée de jeu, le psaume montre le psalmiste en dialogue avec lui-même (encore une fois par toujours rendu en traduction) comme dans le Ps 42-43. L’auteur semble avoir coupé court à des raisonnements contradictoires qui l’ont obsédé et énonce ici une solution de foi. Son âme agitée et inquiète s’est calmée lorsqu’elle s’est tournée vers Dieu. Au v. 3 le psalmiste, une fois tourné vers Dieu, a abandonné toute idée de secours humain. Il voit maintenant clairement de qui viendra la solution, d’où son calme retrouvé. À l’agitation de ses pensées correspond la solidité de Dieu « mon rocher », « ma citadelle ». Si son épreuve l’a fragilisé, il est désormais inébranlable : « je ne chancelle pas ».
La première scène (v. 4-5) se divise en deux actes. Au v. 4, les impies, interpellés à la 2e personne, se jettent sur le juste avec l’acharnement des ouvriers qui démolissent un mur déjà lézardé ou une clôture déjà abîmée. Le v. 5 parle à la 3e personne de l’hypocrisie des impies qui ont fait accroire au juste qu’ils sont ses amis, alors qu’ils veulent lui nuire en secret. Il y a ici deux contrastes significatifs. Premièrement, au silence confiant du psalmiste (v. 2) s’opposent les paroles mensongères des méchants (v. 5). Ensuite, le Dieu rocher et citadelle des v. 2-3 rend inébranlable le psalmiste qui, aux v. 4-5, menace de s’écrouler comme la muraille d’une ville assiégée. Si ces contrastes montrent une tension intérieure, le psalmiste ne laisse plus ces sentiments le dominer. Il a atteint cet état de paix intérieure et de sécurité qui permet d’ignorer le trouble. Comme c’est souvent le cas dans les psaumes – peut-être pour les rendre plus facilement applicables à tous – les détails de l’épreuve ne sont pas exprimés.
Après le rappel des dangers encourus survient une reprise du « refrain » sous forme d’auto-exhortation (v. 6-7). Puis le psalmiste chante le bonheur du juste et transmet son expérience aux autres : c’est la deuxième scène (v. 8-11). Au début, il répète ses convictions : le salut du juste, sa gloire, son refuge sont en Dieu « rocher imprenable » (v. 8). Le psalmiste est si rempli de ces pensées qu’ils ne peut les garder pour lui. Au v. 9, il se tourne donc vers les autres pour les exhorter à faire comme lui. La confiance en Dieu n’est pas une fuite mais une source d’actes de foi renouvelés. Il va donc poursuivre son enseignement dans le reste du psaume, d’un ton plus didactique. Tous doivent toujours et partout compter sur Dieu, le protecteur des justes. Le psalmiste a commencé par se persuader lui-même que Dieu est sa seule source de solidité et sa seule espérance de salut (v. 6-8); ainsi convaincu, il peut mieux communiquer sa confiance et transmettre son enseignement (v. 9-13).
Viennent ensuite les enseignements comme tels (v. 10-11). Devant la majesté de Dieu, les hommes apparaissent comme ce qu’ils sont, littéralement des « fils d’Adam » ou, pour mieux traduire, des « fils des hommes ». Encore une fois, ce verset sert d’antithèse au précédent. Les hommes, même les plus puissants, ne peuvent que décevoir; leur secours est vain et leurs promesses mensongères. Placés sur une balance, ils ne font pas le poids (Jb 31,6; Pr 16,2; 21,2; 24,12; Is 40,15; Dn 5,27)! Le poète ne semble pas penser ici uniquement à ses faux amis, mais à tout humain. L’humain n’est qu’un souffle! Ce mot traduit l’hébreu hebel « souffle, vent, buée » (Ps 39,6-7). Ce sont les versions anciennes qui l’ont rendu par un mot abstrait comme « vanité ». On se souvient de la célèbre expression du Qohélet : « vanité des vanités, tout est vanité! » (Qo 1,2) qu’on pourrait traduire plus littéralement : « buée des buées, tout est buée! » Comment faire confiance à un être humain qui, comme une buée, ne durera pas bien longtemps? Il y a encore un contraste entre la « gloire », littéralement en hébreu la « pesanteur » (v. 8a) et la « buée » (v. 10). Les enseignements du psalmiste au v. 11 continuent avec trois impératifs : « ne comptez pas sur la fraude », « n’aspirez pas au profit », « ne mettez pas votre cœur dans les richesses ». Ce dernier conseil se situe dans la ligne progressiste de la sagesse, où la richesse n’est plus considérée comme un signe infaillible de la bénédiction divine; bien au contraire, elle comporte des risques et peut corrompre.
Le psaume se termine par un oracle divin (v. 12-13; voir Ps 6; 28; 31; 62) sous la forme d’un proverbe numérique, fréquent chez les sages (Jb 5,19; 40,5; Pr 6,16; 30,15-33; Si 23,16; 25,1-2.7; 26,5.28). Le message traite de « deux choses » (v. 12b), c’est-à-dire qu’il comporte deux points. Le premier (v. 12b-13a), à la 3e personne, c’est que « la force et la grâce » sont étroitement reliées l’une à l’autre en Dieu. Autrement dit, la force et l’amour montrent l’équilibre et l’harmonie en Dieu (voir Sg 11,23) car, sans la force, la grâce peut n’être qu’une vaine promesse tandis que, sans la grâce, la force peut n’engendrer que la crainte. Dans l’union des deux s’enracine la confiance et une juste rétribution selon les œuvres. C’est justement le deuxième point (v. 13b), à la 2e personne, qui reprend la thèse classique, mais peut-être un peu moins strictement terrestre.
Ce psaume est l’un des témoins du vrai esprit de prière où le psalmiste n’est plus centré sur ses misères et ses souffrances mais sur Dieu seul. Ayant trouvé en lui sa solide forteresse et son salut, il a, du coup, retrouvé son repos et son calme. Auparavant, en effet, il ne savait où se tourner, en quête du salut dans des émotions conflictuelles, dans la lutte intérieure entre le désespoir et la confiance. Peut-être ce combat intérieur s’entrevoit-il dans le psaume dont la mesure est instable et irrégulière, passant de la 2e à la 3e personne.
Le Nouveau Testament cite le Ps 62,13, le verset sur la rétribution, dans Mt 16,27; Rm 2,6; 1 Co 3,8; 2 Tm 4,14; Ap 2,23; 22,12 (plus une allusion en 1 Tm 6,17). Les Pères ont compris le Ps 62 du Christ vainqueur de ses ennemis, communiquant à son Église le secret de la paix dans les épreuves qui est l’abandon confiant en Dieu. Ps 62,11 est cité dans un document du concile Vatican II (Presbyterorum ordinis no 17) mettant en garde contre l’attachement aux richesses.
Fr. Hervé Tremblay o.p.
Collège universitaire dominicain
Ottawa, ON
Un exégèse de qualité sur ce psaume