Maurice Zundel naît à Neuchâtel en Suisse. Il est ordonné prêtre en 1919 et, suite à une décision injuste de ses supérieurs, il est exilé à Rome, où il obtient un Doctorat en Théologie. Il est ensuite prédicateur itinérant à Paris, Jérusalem et au Proche-Orient. Après son retour en Suisse, il exerce son ministère pastorale à Lausanne jusqu’à sa mort. Il est étonnant de constater à quel point la pensée de cet homme tellement humble (pratiquement inconnu de son vivant) continue de rayonner. Il est considéré, à juste titre, comme un géant de la spiritualité chrétienne.
En Jésus Christ, c’est la liberté de sa personne, la liberté de son être qui lui permet de se manifester en s’adaptant à l’état d’esprit et aux dispositions du cœur de ceux auxquels il apparaît. L’identification se fait par degré. Au cénacle, les apôtres croient voir un esprit. Ce n’est que peu à peu qu’ils se convainquent de la présence corporelle du Seigneur, cette présence corporelle qui témoigne d’une si grande liberté que, finalement, le Christ disparaîtra à leurs yeux au-delà de toutes les lois de l’espace et du temps.
Cette liberté du corps du Seigneur ressuscité, elle est appelée à devenir nôtre, puisque nous avons tous cette vo¬cation de ressusciter et que la vie glorieuse du Christ s’imprime déjà dans nos vies.
Comment cela peut-il se réaliser ? Par quel recueille¬ment, par quelle intériorisation de nous-mêmes ? C’est là évidemment toute la question que nous pouvons d’une cer¬taine manière mettre en route par des expériences vérifiables.
Les cosmonautes nous ont appris que l’homme ne peut subsister, lorsqu’il quitte notre atmosphère, qu’en reproduisant artificiellement les conditions terrestres. S’ils n’avaient pas emporté avec eux des réserves d’oxygène et de nourritures terrestres, les cosmonautes n’auraient pas survécu sur la lune. Ces hommes sont donc restés terrestres sur la lune parce que notre organisme est ordonné et étroitement limité à notre habitation terrestre.
S’il y avait un transfert de l’humanité sur d’autres planètes dont les conditions seraient totalement différentes de celle de la terre, il faudrait que nos organes se modifient en conséquence, ce qui nous conduit à nous demander ce qui constitue finalement notre corps dans son essence. Si nous faisons abstraction des dispositifs qui nous adaptent à notre habitat terrestre, que reste-t-il de nous ?
Si nous tenons compte des conditions de l’après-vie terrestre, où il n’y aura plus de génération, plus de mariage, plus de lutte pour le pain quotidien, où donc tous les or¬ganes qui sont adaptés à ces fonctions auront disparu ? Qu’est-ce qui restera du corps ? Quelle est l’essence de notre corps ? Qu’est-ce qui maintient notre identité depuis le sein maternel jusqu’à notre mort, depuis l’embryon jusqu’au vieillard ? Qu’est-ce qui assure notre présence dans le monde visible et nous permet de nous y manifester, si on fait la soustraction de tout ce qui est rigoureusement adapté à notre habitat terrestre et aux fonctions qui ont à s’y exercer pendant le temps où nous y demeurons ?
Il y a une donnée extrêmement émouvante, c’est celle de notre voix. Notre voix que l’on reconnaît quand on nous connaît, notre voix qui s’annonce au téléphone: notre interlocuteur sait que c’est nous s’il nous connaît. Notre voix possède sa propre musique, unique. Elle correspond à une certaine longueur d’onde. Cette mesure de notre voix est sans doute la mesure qui correspond à la mesure de notre corps que l’on peut résumer, lui aussi, dans une longueur d’onde: une certaine musique, une certaine note.
Ce serait cela qui constituerait l’essence de notre présence visible et qui nous permettrait de nous manifester dans le monde visible. Les apparitions de notre Seigneur manifestent elles aussi une entière liberté, tout en gardant une signa¬ture unique. Tantôt il apparaît sous une forme, tantôt sous une autre, avec toutes les variantes que je signalais tout à l’heure dans la manière où il est reconnu et identifié.
Si bien que, finalement, il y aurait pour nous une certaine musique fondamentale qui correspondrait à notre essence singulière. Aussi bien, lorsque nous sommes en présence de quelqu’un, ce qui nous intéresse, ce n’est pas sa digestion, ou sa respiration, à moins qu’il ne soit malade et qu’il ait besoin d’un secours immédiat. Ce qui nous intéresse, c’est le mystère de sa présence. Mais qu’est-ce que cette présence ? Cela dépend naturellement de sa qualité et de la nôtre. Cela dépend de son équilibre, de la lumière qu’il porte en lui, de sa pureté et de la nôtre. Ce qui fait la qualité d’une présence, c’est quand elle est un présent, un cadeau, c’est quand elle ouvre un espace, quand elle apporte une lumière, quand elle est une source de joie.
Ce serait dans cette direction que nous aurions à vivre le Christ ressuscité en ressuscitant déjà nous-mêmes, en nous transformant, en anticipant notre résurrection, en intériorisant nos puissances organiques, de manière que nous soyons contenus tout entiers dans un certain point de lumière qui annoncerait le mystère de notre être sous la forme d’une présence, d’un présent et d’un cadeau.
C’est de cette manière que nous entrons en contact avec nous-mêmes et avec les autres, de cette manière virginale où le contact s’établit à partir de la racine de l’être, de son enracinement en Dieu, à partir de ce qu’il y a de plus diaphane en nous, enfin à partir de cette musique fonda¬mentale qui ferait de nous une note de choix du cantique du Soleil.
C’est dans cette direction que nous sommes particulièrement invités à méditer sur la liturgie pascale, tandis que nous allons à la rencontre du Seigneur ressuscité, à la rencontre de son corps glorieux qui devient la sanctification du monde. Nous lui demandons cette grâce d’être une présence diaphane, une présence de lumière et de joie, enfin une musique silencieuse dans le cœur du Seigneur et dans le cœur de nos frères, qui le reconnaîtront à travers nous, dans la mesure où nous aurons en eux un espace de lumière et d’amour.
Dans ce résumé du récit de la résurrection attribué à saint Marc, bien qu’il soit l’appendice de son Evangile, il y a une parole assez unique: «Allez dans le monde entier, proclamez l’Evangile à toute la création» (Mc 16,15). C’est le seul évangéliste, sauf erreur, qui formule la consigne de Jésus en demandant d’évangéliser non seulement les hommes, mais aussi toute la création, ce qui implique les animaux, les végétaux, les minéraux, ce qui implique toute l’histoire et finalement tout l’univers.
Ce tout petit mot correspond à celui que saint Paul adresse aux Romains (Rm 8,21-22) : «Toute la création gémit dans les douleurs de l’enfantement. » Toute la création attend, « soumise à la vanité » malgré elle, comme elle l’est en effet, et « attend la révélation de la gloire des en¬fants de Dieu». Il y a certainement une correspondance entre la vision de saint Paul et la consigne que rapporte ici la finale de saint Marc : toute la création, qui a été enténébrée par nos refus d’amour, doit être purifiée, libérée et va recevoir l’Evangile ; elle aussi est appelée à vivre en Dieu.
Cette vue synthétique qui rassemble dans une seule vo¬cation l’homme et l’univers est infiniment précieuse parce qu’elle nous donne une vue d’ensemble du plan de Dieu. La liberté divine qui éclate au cœur de la Trinité, qui est le sens même de Jésus créateur, veut se répandre à travers les créatures intelligentes sur toute la création.
Nous en avons une anticipation dans cette expérience admirable de la science qui n’a pas cessé de chercher la vérité à travers tous les phénomènes. Que des savants puis¬sent s’enthousiasmer pour les phénomènes, au point d’y consacrer leur vie, qu’ils soient comblés par cette étude de la nature, c’est évidemment le signe qu’il y a une correspondance entre leur esprit et la nature, et qu’à travers les phénomènes ils atteignent cette présence de la vérité, qui est Quelqu’un, car il est impossible que l’esprit se consacre à la vérité, qu’il en soit illuminé, qu’il en soit comblé, si la vérité n’était pas Quelqu’un.
A travers ce cheminement sur la circonférence qui symbolise le progrès de la science, il y a une relation avec le Centre éternel qui embrasse tous les temps, une relation qui éclate de temps en temps à travers les phénomènes, une relation où le savant se sent relié à ce Centre éternel. Et c’est par là qu’à travers les phénomènes, il atteint la vérité, la vérité qui est Quelqu’un, qui est le jour de notre esprit et de notre intelligence comme elle est aussi la joie la plus profonde de nos cœurs.
Il y a donc une vocation spirituelle de l’univers, que la science, à sa manière, accomplit, que l’âme aussi, bien sûr, avant la science, s’applique à réaliser. Mais si, à travers le spectacle de la nature, les artistes, en cherchant à l’ex¬primer, n’ont pas cessé d’enrichir le musée de nos émerveillements, c’est qu’à travers la nature, eux aussi, à leur manière, sous l’aspect de la beauté, ont rencontré dans l’univers une présence qu’ils n’ont jamais cessé de nous rendre sensible, puisque l’œuvre d’art, c’est comme le sacre¬ment de la beauté, qui contient la suggestion et la communication d’une présence.
Et, plus profondément encore, à travers la communion des êtres, l’amour humain, qui n’a pas cessé de porter la vie, plonge dans le cœur de Dieu plus que toute autre manifestation de notre existence. Cet amour a ses racines en Dieu et nous ramène à lui, puisqu’il est impossible d’aimer d’un amour éternel sans échanger avec lui.
Il y a donc déjà, dans l’expérience humaine, une anticipation de cette consigne rapportée par saint Marc: «Allez dans le monde entier, proclamez l’Evangile à toute la créa¬tion» (Mc l6, I5). Cela nous ouvre sur le contact avec l’univers et nous engage à un respect infini de toute créature, puisqu’à travers toute la création circulent la pensée et l’amour de Dieu, et qu’il n’y a pas une structure dans l’univers qui ne reflète la pensée et l’amour de Dieu.
L’univers sacramentel constitue d’ailleurs déjà à sa manière, et comme un chef-d’œuvre incomparable, la personnalisation de tout l’univers, puisque Jésus a emprunté les signes sensibles pour nous communiquer sa présence et sa grâce.
Il y a dans le Christ une sacralisation de l’univers qui correspond à la plus profonde expérience humaine et qui nous appelle nous-mêmes à entrer dans cette transfiguration, à y collaborer en faisant chanter toutes les fleurs, comme le dit la messe du Rosaire : « Fleurs, fleurissez et donnez votre parfum, offrez la grâce de votre feuillage et la louange de votre cantique, et, dans toutes ses œuvres, bénissez le Seigneur» (Si 39, I4).
La joie pascale est donc une joie qui veut se répandre dans tout l’univers. Et ce n’est pas seulement l’homme qui doit devenir alléluia des pieds à la tête, c’est tout l’univers.
Beyrouth, le 2 avril 1972