La sortie en traduction française, le 10 mars de cette année, de la deuxième partie du livre de Benoît XVI sur Jésus de Nazareth était un événement attendu. « Benoît XVI relit la Passion du Christ », titrait le quotidien La Croix du 3 mars. La journaliste Isabelle de Gaulmyn commentait alors les quelques extraits rendus publics la veille par la salle de presse du Saint-Siège: « À travers ce second tome de sa recherche personnelle sur Jésus, […] le pape renoue avec l’exercice qu’il affectionne: celui de l’ouvrage théologique, mais aussi spirituel, accessible, le grand exposé sur la foi, tâche où il excelle, un peu à la manière des Pères de l’Église. » Mais il y a plus, comme elle le dit: « À travers la figure de Jésus, le pape interroge l’humanité entière », et ce, dans un ouvrage qui se présente à la fois comme « une catéchèse et une réflexion politique et sociale ».
Si l’on commence par suivre le fil conducteur de la réflexion politique et sociale, on voit dès le chapitre premier l’auteur condamner la violence exercée au nom de la religion. Ainsi, à propos de la purification du Temple (d’où les vendeurs sont chassés par Jésus), le pape pose la question: qu’a fait là en réalité Jésus? Il se demande ensuite ce que Jésus voulait dire en citant, pour justifier son action, le prophète Isaïe (le Temple devait être « une maison de prière ») et le prophète Jérémie (le Temple est devenu « un repaire de brigands »). Puis il amorce son commentaire: « Par son action Jésus attaquait l’ordre en vigueur établi par l’aristocratie du Temple, mais il ne violait pas la Loi et les Prophètes. » C’est pourquoi ni la police du Temple, ni la cohorte romaine en poste ne sont intervenues. Les choses auraient pu en rester là si les paroles de Jésus n’avaient montré que, par son action, il entendait accomplir la Loi et les Prophètes. D’où l’hypothèse d’une possible interprétation politico-révolutionnaire de cet événement, que l’auteur s’empresse de récuser comme contraire à l’esprit de l’Évangile: « Les conséquences terribles d’une violence motivée religieusement sont de façon radicale devant nos yeux à tous. La violence n’instaure pas le royaume de Dieu, le royaume de l’humanité. » La violence sert à l’inhumanité. Mais alors qu’en est-il de Jésus lui-même? Était-il un zélote? La purification du Temple pouvait-elle être le commencement d’une révolution politique?
Le pape répond en se référant au texte même de l’Évangile: « Non, la subversion violente, le meurtre des autres au nom de Dieu ne correspondaient pas à sa façon d’être. Son « zèle » pour le Royaume de Dieu [cf. Ps 69, 10] était tout à fait différent. […] La Croix et la Résurrection le légitiment comme celui qui instaure le culte juste. Jésus se justifie par sa Passion — le signe de Jonas, qu’il donne à Israël et au monde. » On remarquera que l’auteur oppose à toute forme de violence une catégorie tirée du quatrième Évangile, celle de vérité. Dans le chapitre sur le procès de Jésus, où l’on retrouve Jésus devant Pilate, le dialogue avec Pilate donne l’occasion à l’auteur d’ouvrir une réflexion sur les rapports entre politique et vérité, sur les rapports entre l’injustice et le mensonge, et sur les différences entre les royaumes des hommes et le Royaume de Dieu. À la question de Pilate: « Donc tu es roi? » Jésus répond: « Tu le dis: je suis roi. Je ne suis né, et je ne suis venu dans le monde, que pour rendre témoignage à la vérité » (Jean 18, 37). Auparavant déjà, Jésus avait dit: « Mon royaume n’est pas de ce monde. Si mon royaume était de ce monde, mes gens auraient combattu pour que je ne sois pas livré aux Juifs. »
Par là, Jésus donne la notion concrète qui pour le juge romain devait être décisive: personne ne combat pour cette royauté. Ce règne est non-violent; il n’a aucune légion à sa disposition. En réalité, observe le pape, « Jésus a introduit un concept positif, pour rendre perceptible l’essence et le caractère particulier du pouvoir de cette royauté : la vérité. […] La domination exige un pouvoir, elle le définit même [cf. Max Weber]. Jésus, à l’inverse, qualifie l’essence de sa royauté par le témoigne [rendu] à la vérité. » La vérité serait-elle donc une catégorie politique? Dans la mesure où la question se pose à lui, il est très compréhensible que le pragmatique Pilate demande: « Qu’est-ce que la vérité? » (Jean 18,38). » Le pape ajoute: « C’est la question que se pose aussi la doctrine moderne de l’État: est-ce que la politique peut prendre la vérité comme catégorie pour sa structure? Ou bien faut-il laisser la vérité, comme dimension inaccessible, à la subjectivité et s’efforcer au contraire de réussir à établir la paix et la justice avec les instruments disponibles dans le domaine du pouvoir? […] Mais, par ailleurs, que se passe-t-il si la vérité ne compte pour rien? Quelle justice alors sera possible? […] N’est-il pas vrai que les grandes dictatures se sont maintenues par la force du mensonge idéologique et que c’est la vérité seule qui a pu apporter la libération? »
Le pape conclut sur l’opposition typique entre Jésus et Barabbas considéré comme une espèce de figure messianique: « Dans la proposition de l’amnistie pascale [par Pilate], deux interprétations de l’espérance messianique se trouvent face à face. […] L’humanité se trouvera toujours à nouveau confrontée à cette alternative: dire « oui » à ce Dieu qui n’agit que par la force de la vérité et de l’amour ou bien ne compter que sur ce qui est concret, sur ce qui est à portée de la main, sur la violence. » Vérité et violence, rapportées à ce qui arrive à l’homme Jésus, renvoient en fait chez Benoît XVI à toute une théologie de l’Incarnation. Ainsi, en poursuivant la lecture de son livre, on peut faire ressortir deux autres thèmes liés chez lui au mystère de l’Incarnation: le corps et l’histoire. La signification et la place du corps dans le texte de Benoît XVI en disent beaucoup sur sa théologie. L’intention du pape apparaît clairement dans la réflexion qu’il propose à partir d’un passage fondamental de la Lettre aux Hébreux. Le rôle du corps dans son discours fait alors ressortir quel sens nouveau peuvent prendre encore deux termes importants: l’obéissance et la parole.
Le pape fait remarquer le que l’auteur de la Lettre aux Hébreux cite le psaume 40, et qu’il en interprète les paroles comme un dialogue du Fils avec le Père dans lequel s’accomplit l’Incarnation: « Tu n’as voulu ni sacrifice ni oblation; mais tu m’as façonné un corps. » Une modification importante a été apportée à l’original, car le psalmiste avait prié ainsi: « Tu ne voulais ni sacrifice ni oblation, tu m’as ouvert l’oreille. » Le Logos en personne, le Fils, se fait chair; il prend un corps humain. Cela rend possible une nouvelle forme d’obéissance, qui va au-delà de tout accomplissement humain des commandements: « Seul le Verbe fait chair, dont l’amour trouve son achèvement sur la Croix, est obéissance parfaite. » L’homme trouve là la vraie réponse au désir qui était demeuré en attente depuis la critique des sacrifices du Temple faite par les prophètes de l’Ancien Testament, désir qui présuppose l’idée du sacrifice par le moyen de la parole: « La prière, l’ouverture de l’esprit humain à Dieu, voilà le culte véritable. Plus l’homme se fait parole — ou mieux encore: plus il devient par toute son existence réponse à Dieu — plus il met en place le juste culte. »
Mais, par elle-même, cette idée n’empêche pas la volonté personnelle de chercher à s’imposer, et par conséquent, elle laisse subsister le sentiment profond de la déficience de toute obéissance humaine par rapport à la Parole de Dieu. Autrement dit, « notre moralité personnelle n’est pas suffisante pour vénérer Dieu de manière juste ». En réalité, suivant la doctrine de la justification par la foi, il ne faut céder à aucune forme de moralisme, mais sans croire pour autant que l’homme devienne un destinataire purement passif de la justice de Dieu qui, en ce cas, resterait au fond toujours quelque chose d’extérieur à lui. Dans le chapitre sur le lavement des pieds, l’auteur exprime son refus du moralisme qu’il trouve dans l’exégèse libérale. Comme il l’explique: « L’exégèse libérale a dit que Jésus aurait substitué à la conception rituelle de la pureté celle de la pureté morale », faisant du christianisme essentiellement une morale. Mais ainsi, pour l’auteur, on ne rend pas justice à la nouveauté du Nouveau Testament. Le lavement des pieds accompli par Jésus, comme le montre l’Évangile de Jean, est le chemin de la purification véritable: « La pureté rituelle n’a pas été remplacée par la morale, mais par le don de la rencontre avec Dieu en Jésus Christ. »
C’est l’amour serviable de Jésus qui fait sortir de l’orgueil et rend capable de Dieu, c’est-à-dire « pur ». C’est pourquoi, après l’exégèse libérale, l’auteur s’oppose également au moralisme inhérent à une certaine conception unilatérale de la pureté venant des philosophies platoniciennes de l’Antiquité tardive. Suivant ces philosophies, l’homme est rejoint par la purification à travers une montée progressive vers les hauteurs de Dieu, et de cette manière, l’homme se purifie de la composante matérielle, devient esprit et donc « pur ». Or, rappelle le pape, « dans la foi chrétienne [au contraire,] c’est précisément le Dieu incarné qui nous purifie véritablement et qui attire le créé dans l’unité avec Dieu ». D’où le refus, également sans équivoque de sa part, du retour au moralisme d’une conception qui revient à occulter la place du corps dans « l’aspiration diffuse de l’humanité à la pureté ». Un tel moralisme serait réducteur eu égard au mystère même de l’Incarnation, pense Benoît XVI, comme le montre l’exemple qu’il cite à titre d’illustration: « La dévotion du XIXe siècle a de nouveau rendu unilatéral le concept de la pureté, la réduisant toujours plus à la question de l’ordre dans le domaine de la sexualité, la contaminant ainsi de nouveau par le soupçon à l’égard de la sphère matérielle du corps. »
Le choix de cet exemple n’est d’ailleurs pas sans lien avec la manière qu’a Benoît XVI de se situer par rapport à l’ensemble des questions relatives à l’histoire et à l’interprétation de la Bible. Là encore, l’auteur prend position à l’encontre d’une certaine exégèse dite libérale (ce qui en fait, on le verra plus loin, est une façon de viser l’historicisme positiviste), mais non sans d’abord s’opposer à toute espèce de fondamentalisme. Ce dernier point est capital. Par son acceptation du traitement historique des Écritures, qui découle elle-même d’une réelle prise en compte de l’historicité de l’être humain, la réflexion du pape appartient clairement à la modernité théologique. Il y aurait quelque malhonnêteté intellectuelle à ne pas le reconnaître. L’ouvrage sur Jésus de Nazareth vient au terme d’un long parcours personnel. Comme jeune théologien au Concile, il a d’abord été témoin de l’élaboration de la Constitution dogmatique sur la Révélation divine « Dei Verbum », l’un des documents les plus importants de Vatican II, et participé aux vifs débats qui l’accompagnèrent. Plus tard, est venue s’ajouter son expérience de presque 25 ans à la tête de la Commission biblique pontificale créée en 1902 par Léon XIII. Car, en accédant au poste de préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, en 1981, Joseph Ratzinger devenait en même temps président de cette commission qui l’a amené à se pencher sur plusieurs dossiers concernant la recherche et les études bibliques.
Or, parmi les documents publiés par la Commission biblique sous l’égide du cardinal Ratzinger, figure un texte majeur sur l’interprétation de la Bible dans l’Église. On retiendra surtout la condamnation du fondamentalisme que contient la conclusion de ce document de 1993: « Prétendant réduire les exégètes au rôle de traducteurs (ou ignorant que traduire la Bible est déjà faire oeuvre d’exégèse) et refusant de les suivre plus loin dans leurs études, les fondamentalistes ne se rendent pas compte que, par un très louable souci d’entière fidélité à la Parole de Dieu, ils s’engagent en réalité dans des voies qui les éloignent du sens exact des textes bibliques ainsi que de la pleine acceptation des conséquences de l’Incarnation. […] La Parole éternelle s’est incarnée à une époque précise de l’histoire, dans un environnement social et culturel bien déterminé. Qui désire l’entendre doit humblement la chercher là où elle s’est rendue perceptible, en acceptant l’aide nécessaire du savoir humain. […] À la différence de doctrines sacrées d’autres religions, le message biblique est solidement enraciné dans l’histoire. Il s’ensuit que les écrits bibliques ne peuvent être correctement compris sans un examen de leur conditionnement historique. » Suite au synode de 2008 consacré à la Parole de Dieu, cette conclusion sera reprise telle quelle par Benoît XVI en 2010 dans son exhortation apostolique « Verbum Domini », qui fait la synthèse des propositions du synode.
Dans la ligne de « Dei Verbum » et du document de la Commission biblique sur l’interprétation de la Bible dans l’Église, l’avant-propos de la première partie du livre de Benoît XVI réaffirme que la méthode historique demeure au fondement du travail exégétique. Car « il est essentiel pour la foi biblique qu’elle puisse se référer à des événements réellement historiques. Elle ne raconte pas des légendes comme symboles de vérité qui vont au-delà de l’Histoire, mais elle se fonde sur une histoire qui s’est déroulée sur le sol de cette terre. Dès lors que l’histoire, le factuel, fait partie de l’essence même de la foi chrétienne, celle-ci doit affronter la méthode historique. C’est la foi elle-même qui l’exige. » Il va de soi, par conséquent, que le livre présuppose l’exégèse historico-critique et utilise ses résultats. Le meilleur exemple sans doute pour illustrer ce point se trouve dans la bibliographie de la deuxième partie sous la forme d’une note de présentation concernant l’ouvrage de John P. Meier, « A Marginal Jew: Rethinking the Historical Jesus » (traduction française: « Un certain juif Jésus: les données de l’histoire», 4 volumes, Paris, Cerf, 2004-2009). Selon la note (élogieuse) de Benoît XVI, cette étude « représente sous différents aspects un modèle d’exégèse historico-critique, où se manifestent à la fois l’importance et les limites de cette discipline ».
Contrairement à ce que d’aucuns se sont plus à dire lors de la parution du premier tome, le livre du pape n’est pas une nouvelle « vie de Jésus ». L’auteur le dit explicitement dans l’avant-propos du second tome, référant le lecteur à l’oeuvre de Meier (entre autres): « Sans doute est-il utile à ce point de mettre encore une fois en évidence l’intention qui oriente mon livre. […] Je n’ai pas voulu écrire une Vie de Jésus. En ce qui concerne les questions de chronologie et de topographie de la vie de Jésus, il existe des ouvrages excellents: je renvoie en particulier à […] l’étude approfondie de John P. Meier. » Même si une certaine critique juge qu’en l’occurrence la montagne a accouché d’une souris, cette étude semble avoir tout de même marqué la discipline au point où elle permet d’entrevoir à nouveau la possibilité d’une véritable « théologie à partir de la vie de Jésus » (ce que n’a aucunement voulu faire Meier). Du moins la question a-t-elle été posée par le P. Michel Fédou lors d’un colloque, qui a eu lieu à Paris en 2009, sur la christologie et la vie de Jésus. Dans son intervention, toutefois, le P. Fédou commençait par rappeler l’aveu fait en 1928 par le fondateur de l’École biblique de Jérusalem, le P. Lagrange, sur cette question.
Dans son livre sur l’Évangile de Jésus-Christ, le P. Lagrange disait: « J’ai renoncé à proposer au public une Vie de Jésus selon le mode classique, pour laisser parler davantage les quatre évangiles, insuffisants comme documents historiques pour écrire une histoire de Jésus-Christ comme un moderne écrirait l’histoire de César Auguste ou du cardinal de Richelieu, mais d’une telle valeur comme reflet de la vie et de la doctrine de Jésus, d’une telle sincérité, d’une telle beauté, que toute tentative de faire revivre le Christ s’efface devant leur parole inspirée. Les évangiles sont la seule vie de Jésus que l’on puisse écrire. Il n’est que de les comprendre le mieux possible. » Cela étant, Michel Fédou croit possible une construction sur la base du travail de Meier: « Le théologien […] n’oublie pas que nos sources écrites les plus fondamentales sur l’histoire de Jésus ne sont autres que les quatre évangiles; cette histoire de Jésus ne lui parvient pas à l’état brut, elle lui arrive sous forme de récits qui reflètent d’emblée la foi des communautés chrétiennes et qui reprennent à cette lumière les traditions sur Jésus; à ce point de vue le mot du Père Lagrange garde toute sa vérité […]. Mais l’ouvrage de Meier donne maints éléments pour accéder, en amont de ces rédactions évangéliques, à une connaissance sérieuse du Jésus historique, et il offre par là même matière […] à une « théologie de la vie de Jésus » qui puisse intégrer les acquis les plus fermes de la recherche historique. »
Un tel projet n’est pas loin de ce qu’a essayé de faire Benoît XVI dans son livre sur Jésus de Nazareth. Bien sûr, l’auteur proteste: « Je n’ai pas essayé d’écrire une christologie. » Mais la suite est intéressante: « Le « Jésus historique », tel qu’il apparaît dans le courant principal de l’exégèse critique avec ses présupposés herméneutiques, est trop insignifiant dans son contenu pour avoir ou engager une grande efficacité historique: il est trop situé dans le passé pour rendre possible une relation personnelle avec lui. […] J’ai essayé de développer un regard sur le Jésus des Évangiles et une écoute de ce qu’il nous dit susceptible de devenir rencontre et, néanmoins, dans l’écoute en communion avec les disciples de Jésus de tous les temps, de parvenir aussi à la certitude de la figure vraiment historique de Jésus. » Il s’agit en dernière analyse d’une question de méthode, que le pape fait remonter aux principes d’exégèse déjà formulés par le concile Vatican II (Dei Verbum, 12). Ces principes visent à faire de l’exégèse une discipline théologique en même temps qu’une discipline historique et se résument à conjuguer une « herméneutique de la foi » à l’herméneutique historique (positiviste). C’est en ce sens que le livre présuppose l’exégèse historico-critique et utilise ses résultats, mais veut aussi aller plus loin que cette méthode, cherchant une interprétation proprement théologique.
D’où l’exigence de l’auteur, qui peut paraître reposer sur un jugement (trop?) sévère: « Une chose me semble évidente: en deux cents ans de travail exégétique, l’interprétation historico-critique a désormais donné tout ce qu’elle avait d’essentiel à donner. Si l’exégèse biblique scientifique ne veut pas s’épuiser à rechercher sans cesse de nouvelles hypothèses, devenant théologiquement insignifiantes, elle doit franchir un pas méthodologique supplémentaire et se reconnaître de nouveau comme une discipline théologique, sans renoncer à son caractère historique. Elle doit apprendre que l’herméneutique positiviste dont elle part, n’est que l’expression exclusivement valide de la raison. […] Une telle exégèse doit reconnaître qu’une herméneutique de la foi, développée de manière juste, est conforme au texte et peut se conjuguer à une herméneutique historique consciente de ses propres limites, pour former un tout méthodologique. » Aussi, Benoît XVI envisage-t-il, dans l’exhortation apostolique « Verbum Domini », les conséquences d’une réduction de l’exégèse au premier niveau (historico¬-critique), qui coïncide en réalité avec l’absence du second niveau de « Dei Verbum » (l’herméneutique de la foi). Et pour ce faire, il reprend d’abord à son compte un principe de l’herméneutique moderne réaffirmé par la Commission biblique: « Le juste sens d’un texte ne peut être donné pleinement que s’il est actualisé dans le vécu de lecteurs qui se l’approprient. »
Avant tout, la réduction au premier niveau mentionné fait de l’Écriture un texte du passé. On peut en tirer des conséquences morales, on peut apprendre l’histoire de ce texte, mais le texte en tant que tel parle seulement du passé et l’exégèse devient une pure historiographie, une histoire de la littérature. Mais le déficit ne se résume pas en termes d’absence uniquement; « à sa place s’inscrit inévitablement une autre herméneutique, une herméneutique sécularisée, positiviste, dont la clé fondamentale est la conviction que le divin n’apparaît pas dans l’histoire humaine […], [et] lorsque qu’il semble qu’existe un élément divin, on doit l’expliquer d’une autre façon et tout ramener à la dimension humaine ». Dans ces conditions, comment parler de l’institution de l’Eucharistie ou de l’événement de la Résurrection? Avec cette mise au point et sous cet éclairage, on sait maintenant dans quel esprit il convient d’aborder le chapitre final de l’ouvrage, qui porte justement sur la Résurrection. Le défi est de taille. Car l’auteur n’ignore pas que la vision moderne d’un monde désenchanté, entre autres par la science, entraîne une sorte de « défaite de la pensée magique ».
On devait donc s’attendre ici à l’arrivée de grosses pointures. Comme l’a fait remarquer Élian Cuvillier, de la Faculté de théologie protestante de Montpellier, dans La Croix du 10 mars: « Benoît XVI est parfaitement au courant des débats exégétiques, historiques et philologiques. À la lecture de l’ouvrage, on sent le théologien formé à la rigueur de l’université allemande. Il discute avec les grands exégètes, parmi lesquels de nombreux protestants et tout particulièrement Rudolf Bultmann que l’on ne s’attendait pas à trouver dans le rôle d’interlocuteur privilégié du pape! Bultmann, sans conteste le plus grand exégète du XXe siècle, est habituellement connu pour ses positions critiques sur la Bible. Mais c’est d’abord le théologien (luthérien!) avec lequel Benoît XVI discute. Il cite longuement son célèbre commentaire sur l’Évangile de Jean, dont il ne dit rien des hypothèses historiques radicales, mais dont il perçoit la pertinence théologique. […] Sur la résurrection, Benoît XVI nous gratifie de belles pages, fines et bien informées. Il fait sien un propos de Bultmann […] selon lequel comprendre la résurrection comme la réanimation d’un corps n’a aucune importance pour la foi dans la Résurrection. […] La résurrection relève d’une autre réalité: quelque chose de totalement différent s’est produit. En même temps, pour Benoît XVI, elle reste un « fait » historique, ce qu’évidemment l’historien ne pourra jamais affirmer. »
Le pape n’y va pas par quatre chemins pour aborder, ultimement, ce qui est en jeu (selon lui): « La foi chrétienne tient par la vérité du témoignage selon lequel le Christ est ressuscité des morts, ou bien elle s’effondre. Si on supprime cela, il est certes possible de recueillir de la tradition chrétienne un certain nombre d’idées dignes d’attention sur Dieu et sur l’homme, sur l’être de l’homme et sur son devoir être — une sorte de conception religieuse du monde –, mais la foi chrétienne est morte. Jésus, dans ce cas, est une personnalité religieuse qui a échoué; une personnalité qui, malgré son échec, demeure grande et peut s’imposer à notre réflexion, mais cette personnalité demeure dans une dimension purement humaine […]. Seulement si Jésus est ressuscité, quelque chose de véritablement nouveau s’est produit qui change le monde et la situation de l’homme. […] Voilà pourquoi, dans notre recherche sur la figure de Jésus, la Résurrection est le point décisif. Que Jésus n’ait existé que dans le passé ou qu’au contraire, il existe encore dans le temps présent — cela dépend de la Résurrection. […] Qui s’approche des récits de la Résurrection [du Nouveau Testament] dans l’espoir d’apprendre ce que peut être la résurrection des morts, ne peut qu’interpréter ces récits de manière erronée et doit alors les rejeter comme quelque chose d’insensé. »
D’où l’accord évoqué plus haut de l’auteur avec Bultmann, du moins sur le fond: « Contre la foi en la Résurrection Rudolf Bultmann a objecté que, même si Jésus était revenu du tombeau, on devrait cependant dire qu’un « fait miraculeux de la nature tel que la réanimation d’un mort » ne nous aiderait en rien et que, du point de vue existentiel, cela n’aurait aucune importance. Et c’est bien le cas. […] Pour le monde en général et pour notre existence, rien ne serait changé. […] Dans la Résurrection de Jésus, une nouvelle possibilité d’être homme a été atteinte, une possibilité qui intéresse tous les hommes et ouvre un avenir, un avenir d’un genre nouveau pour les hommes. » Et cela passe par un retour au Dieu crucifié: « Le processus pour devenir croyant [en la promesse de la Résurrection] se déploie de manière analogue à ce qui est advenu à propos de la Croix. Personne n’avait pensé à un Messie crucifié. Maintenant le « fait » était là, et à partir de ce fait, il fallait lire l’Écriture d’une manière nouvelle. [..] Il fallait alors discerner les deux événements — la Croix et la Résurrection — dans les Écritures, les comprendre de manière nouvelle et ainsi arriver à la foi en Jésus comme Fils de Dieu. »
On peut maintenant affirmer sans trop d’hésitation que tel est le dernier mot du livre de Benoît XVI, et ce mot appartient à la foi. Ce livre est un témoignage de foi. C’est bien d’ailleurs ce que pensait le cardinal Carlo Maria Martini, ancien archevêque de Milan et exégète, quand il s’est livré à un examen de l’ouvrage théologique du pape la veille de la sortie du tome premier en France en mai 2007 (lors de sa présentation au siège de l’UNESCO à Paris). Le cardinal Martini y a vu un grand et ardent témoignage sur Jésus de Nazareth et sur sa signification pour l’histoire de l’humanité et pour la perception de la vraie figure de Dieu. À la question de savoir quel jugement donner sur le livre dans son ensemble, la réponse du cardinal Martini se fait chaleureuse et note que l’ouvrage ne se limite pas au seul côté intellectuel: « C’est toujours réconfortant de lire des témoignages comme celui-ci. À mon avis, le livre est très beau […] et il nous fait mieux comprendre à la fois Jésus […] et la grande foi de l’auteur. Mais le livre ne se limite pas au seul côté intellectuel. Il nous montre la voie de l’amour de Dieu et du prochain […]. […] Je pensais moi-même, vers la fin de ma vie, écrire un livre sur Jésus comme conclusion de mes travaux sur les textes du Nouveau Testament. Or il me semble que ce livre de Joseph Ratzinger correspond à mes désirs et à mes attentes, et je suis très content qu’il ait été écrit. Je souhaite à beaucoup la joie que j’ai éprouvée en le lisant. » On ne saurait mieux dire. Puisse le second tome connaître à son tour un aussi bel accueil! Bonne lecture!