Que Dieu soit mis en croix, l’Amour l’a inventé !
Au centre du récit de la Passion, il y a le personnage de Jésus : lui-même parle peu, mais il est entouré d’une foule de gens divers : disciples, grand prêtre, scribes, anciens, Pilate, soldats romains, tous ces gens qui l’ont acclamé à son entrée à Jérusalem et qui demandent sa mise à mort, les saintes femmes, les deux condamnés… Jésus, silencieux, est au centre de tout et de tous. On lui reproche son silence à plusieurs reprises. Tout le monde parle, crie, interroge, s’agite autour de lui. Le monde gravite autour d’un Jésus dont le silence déconcerte. Il se laisse livrer, arrêter, juger, condamner, crucifier : « Je ne me suis pas révolté, je ne me suis pas dérobé. J’ai présenté mon dos à ceux qui me frappaient… Je n’ai pas protégé mon visage des outrages et des crachats… » (Is 50,6).
Voilà un bien étrange Sauveur, « humble, monté sur une ânesse » acclamé par les foules : « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! » Étrange Sauveur qui se laisse conduire et dépouiller de tout : de ses amis, de ses vêtements, de sa propre vie, et même de sa condition divine : « Lui qui était de condition divine, il s’est dépouillé lui-même pour prendre la condition du serviteur… Il s’est abaissé lui-même jusqu’à mourir sur une croix… » (Ph 2,7-8).
Comment ne pas s’arrêter un instant pour contempler en silence cette immense humilité de Jésus qui remet tout dans le mystérieux plan de salut du Père, humilité d’un homme abandonné qui se laisse dépouiller de tout, sauf de son infinie confiance dans le Père : « Mon Père… non pas comme je veux, mais comme tu veux ; que ta volonté soit faite… » (Mt 26,39.42). L’humble silence de Jésus est habité d’une prière dense adressée au Père, jusqu’à l’ultime remise de sa vie.
Seuls les premiers mots du Psaume 21 sortent de la bouche de Jésus : « Eli, Eli, lema sabachtani ? » Toute la prière de Jésus sur la croix est silencieuse. Elle est toute intérieure : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mt 27,46). Non pas un cri de désespoir, mais une prière de confiance dans la détresse ! Il prie pour chacun de nous, avec chacun de nous ! Au cœur du psaume il y a cette certitude de foi : « Tu m’as répondu ! Tu n’as pas méprisé la pauvreté du pauvre, ni caché de lui ta face, mais invoqué par lui, tu l’as écouté ! » (Ps 21,22.25).
Dans le silence de cette grande confiance et de cet abandon dans le Père se joue le salut de tous, le salut des multitudes… Le salut des disciples absents ; le salut des foules qui injurient Jésus en hochant la tête ; le salut du grand prêtre des scribes et des anciens qui crient : « il ne peut se sauver lui-même ! Qu’il descende de la croix et nous croirons ! » ; le salut de Pilate ; le salut des soldats romains et de tous les païens ; le salut des bandits condamnés qui insultent Jésus. Silencieux, Jésus prie intensément.
Ce sont les péchés et les souffrances de tous qu’il porte sur lui en silence : « maltraité, il n’ouvre pas la bouche ! Le Juste qui est crucifié va justifier les multitudes… Il a été compté avec les pécheurs alors qu’il intercédait pour les pécheurs… » (Is 53,12)
Sur la croix, Jésus intercède pour les multitudes ! Pour tous ceux de ce temps-là et ceux de tous les temps. « Élevé de terre, dit Jésus dans la passion selon saint Jean, j’attirerai à moi tous les hommes » (Jn 12,32). Le monde, les peuples, tous les hommes de tous temps, de toutes langues ont un seul centre de gravité, une seule source de vie et de paix : la Croix où Jésus meurt.
Celui qui s’est abaissé jusqu’à la mort de la Croix, « Dieu l’a élevé au-dessus de tout, afin qu’au Nom de Jésus tout vivant tombe à genoux et que toute langue proclame : Jésus Christ est Seigneur… » (Ph 2,11). Sur la Croix se joue dramatiquement le salut de tous les vivants !
Ce ne sont donc pas les beaux discours scientifiques, philosophiques, théologiques ou spirituels qui sauveront le monde ; ce ne sont pas non plus les armes même si certaines interventions militaires ont voulu le laisser penser… Comme le dit si bien le Psaume 32 (16-17) : « Le salut d’un roi n’est pas dans son armée… Une grande armée ne donne pas le salut ! » Ce qui sauve le monde, c’est la puissance de l’amour de Dieu qui se manifeste dans cette déconcertante faiblesse de Jésus crucifié qui prie en silence dans le brouhaha du monde qui se moque de lui.
Au pied de Jésus crucifié et mort, abandonné des siens, le centurion païen entrevoit cet immense mystère. Il découvre que cet homme crucifié et mort est son Sauveur et le Sauveur de tous : « Vraiment celui-ci est le Fils de Dieu ! » (Mt 27,54). Ce qui paraît fou pour la raison humaine devient sage aux yeux de la foi confiante, ce qu’Angélus Silésius, mystique du 17e siècle exprime par ces mots très étonnants :
Que Dieu soit mis en croix ! Qu’on puisse Le frapper !
Qu’il supporte l’outrage à Lui-même infligé !
Qu’Il éprouve l’angoisse ! Et qu’Il puisse mourir !
Ne t’en étonne pas, l’amour l’a inventé.
En ces jours saints, confions le monde et chacun de nous au seul Seigneur et Sauveur, Jésus, crucifié par amour de tous. Pour reprendre des mots chers à Sainte Catherine de Sienne, « concentrons nos regards sur le Christ crucifié ! » Confions lui la détresse de tant de gens et de peuples qui vivent dans l’angoisse : en Côte d’Ivoire, en Libye, en Syrie, au Japon et en tant d’autres lieux du monde. Que le Crucifié du Golgotha soit pour tous une source vive de réconciliation et de paix.
Frère François-Dominique CHARLES, o.p.