Le temps du Carême, avec son appel à la conversion et son invitation à faire pénitence, est propice entre tous à une réflexion sur le péché. Une aide précieuse en ce sens est apportée par un ouvrage récent et important sur la question, dont l’auteur est le jésuite François Euvé, professeur à la Faculté de théologie du Centre Sèvres, à Paris, et spécialiste des relations entre la science moderne et la tradition chrétienne. Il a déjà publié un livre sur Darwin et le christianisme (Buchet-Chastel, 2009).
Cette histoire du péché se présente sous la forme d’un volume substantiel qui ne néglige aucun aspect du problème. Son approche originale jette un éclairage nouveau sur une notion, le péché, qu’on ne doit pas considérer trop vite comme dépassée. Sa contribution sans doute la plus étonnante, mais qui mérite en réalité de retenir l’attention comme particulièrement utile dans le contexte actuel, est de réhabiliter, entre autres, le dogme du péché originel. D’aucuns ont pu se demander si ce dogme n’était pas tout simplement amené à disparaître dans un christianisme enfin « libéré ». Et ce pas franchi, n’a-t-on pas été tenté de croire en outre que le christianisme serait devenu une religion sans péché? Pour sa part, l’auteur pense qu’au contraire « l’histoire, la théologie, la foi même donnent tort à une telle interprétation. […] Quiconque s’interroge sur le sens de l’existence rencontre le péché, lequel ne fait pas simplement référence à la faute, pas plus, d’ailleurs, qu’à une noirceur indéracinable de l’âme humaine. Le péché n’est pas seulement l’affaire des croyants: il dit quelque chose de fondamental sur l’homme, sa vocation, sa liberté et sa responsabilité. »
Les difficultés que l’auteur se propose de résoudre sont grandes, comme il l’explique en introduction: « Le péché ne va plus de soi. Pour beaucoup […] il est devenu au mieux inintelligible. […] Une première difficulté tient à l’identification du péché avec la transgression d’une loi. […] [Mais] la pensée moderne place l’accomplissement de l’homme dans l’autonomie. […] Il se pourrait même, dans certains cas, que l’accomplisssement passe par la transgression de certaines lois, au profit de la spontanéité de la vie. […] Une autre difficulté est liée à la subjectivité: le péché est associé au sentiment de culpabilité. […] [Mais] dire « ma conscience me juge » est une sorte de dédoublement: ce que l’on pense être « sa » conscience est celle d’un autre qui, de proche en proche, pourra être identifié à Dieu. S’en libérer devient un devoir moral si la moralité consiste à être authentiquement soi. » Par conséquent, il faut revoir les conditions d’un christianisme qui engage effectivement dans une histoire, et pour cela… faire un peu d’histoire. C’est ainsi que l’auteur rappelle que « très tôt, l’Église a mis en place un sacrement du pardon des péchés dont les modalités ont beaucoup varié au cours des siècles ». Mais la difficile question du péché originel, si présent dans l’imaginaire occidental, est venue sérieusement troubler cette histoire. Comme il le dit: « La religion contre la personne: voilà à quoi se réduit souvent la conception du péché originel, et donc du péché tout court. » Finalement, dans la mesure où il s’agit maintenant de proposer une conception de l’homme qui ne soit pas fondée sur le péché, l’enjeu s’avère anthropologique: « Que peut-on dire de l’homme, s’il est effectivement marqué par une complicité avec le mal, le péché, mais qu’il est d’abord appelé à une vie authentique, à laquelle il accède [à travers] les épreuves d’une existence apparemment bornée par la mort? »
L’ouvrage est composé de trois parties (précédées d’une introduction et suivies d’une conclusion). La première partie ne comprend qu’un seul chapitre intitulé « Critiques et retournements ». Dans ce chapitre I, qui traite de quelques difficultés actuelles, l’auteur montre que le péché est devenu une notion problématique; le chapitre présente aussi certaines évolutions récentes de la pastorale et quelques lieux contemporains: la nature, le souci de soi et la tendance des représentations à passer de l’idée de progrès à celle de « catastrophe ». La deuxième partie, la plus importante du livre, est constituée par un développement en quatre chapitres. La raison de ce développement est bien expliquée par l’auteur: « Avant d’élaborer une théologie du péché, il convient de commencer par examiner les pratiques. Une [telle] théologie risquerait en effet de rester trop théorique tant que l’on n’a pas vérifié sa pertinence dans le quotidien. […] En outre, il est nécessaire de prendre conscience d’un héritage historique qui remonte aux origines du christianisme: comme l’écrit Jean Delumeau, « l’intelligence de la modernité occidentale passe par une histoire de la confession ». » Abordant cet héritage, le chapitre II, qui porte sur l’antiquité chrétienne, pose d’abord la question: qu’y a-t-il de nouveau avec le christianisme? Ce chapitre décrit, d’une part, l’évolution des pratiques pénitientielles, et d’autre part, l’apport des premiers moines, « les hommes du désert ». Le chapitre III, ensuite, est consacré à la mise en place de la pénitence moderne, et il y est notamment question de l’influence déterminante des moines irlandais.
Le chapitre IV propose de se remettre à l’écoute de l’Écriture, et ce, dans un but précis: « Après les péripéties de la pastorale de la pénitence et de la conception du péché dans l’histoire et dans l’Église, le temps est venu d”élaborer une proposition théologique. » L’auteur y aborde successivement certains thèmes: « Jésus et le péché »; « Du deuxième au premier Adam »; « L’homme, la femme et le serpent » (le récit de la Genèse). Il présente en détail la perspective universaliste de saint Paul, qui conduit l’Apôtre à finalement « réinvestir la figure biblique d’Adam, prototype de l’humanité antérieure à toute séparation ethnique, linguistique, religieuse, en faisant de Jésus le nouvel Adam ». D’où l’intérêt de repenser la fameuse doctrine du péché originel. Cela mène au chapitre V, qui est consacré à cette seule question: « Que penser du péché originel? » L’auteur y développe une réflexion approfondie sur ce qu’il présente comme une doctrine difficile et qui est à reconfigurer pour aujourd’hui, et ce, au moyen d’une herméneutique du symbole. Parmi les premiers Pères, la figure de saint Irénée retient l’attention pour son anthropologie dynamique, qui repose sur le thème de la croissance. Chez lui, « Adam n’est pas l’archétype humain, […] il ne représente qu’une première étape dans l’histoire de l’humanité ». La construction d’une véritable anthropologie de la liberté fait l’objet de la troisième et dernière partie du livre, qui comprend deux volets. Le chapitre VI, sur le Mal, toujours présent, amorce la réflexion avec des thèmes susceptibles de rejoindre l’homme et la femme d’aujourd’hui dans leur expérience concrète: « Réussir sa vie »; « L’aventure moderne »; « Du mal injustifiable à la réciprocité des consciences ». Enfin, le chapitre VII présente ce qui constitue l’aboutissement final et la clé de toute cette réflexion: « L’humain en relation ».
Le traitement de la question du péché originel est une sorte de voie royale vers cette anthropologie de la liberté que vise l’auteur. Pour François Euvé, elle est un moyen privilégié de sortir d’une vision trop étroitement individuelle du péché, afin de remettre au premier plan le « péché du monde » (saint Jean), ou encore, suivant une théologie plus récente, le péché social: « Le monde actuel est habité par un fort désir de réduire ses fractures. Mais la réconciliation ne peut être obtenue qu’en prenant conscience de la « blessure au coeur même de l’homme », qui consiste dans ce que la tradition appelle le péché originel. » L’accent mis exclusivement sur la responsabilité individuelle finit par faire oublier que la personne s’inscrit dans une société et une histoire. Il résulte de l’expérience de la guerre et des camps de la mort, et de tout le déchaînement de violence au XXe siècle, une approche plus sociale de la question du mal: « L’intérêt se porte davantage sur les « structures de péché » qui semblent inscrites dans le fonctionnement social. […] Ce que la tradition théologique voyait surtout dans une perspective diachronique, sous la forme de l’héritabilité du péché d’Adam, peut prendre une perspective synchronique. » Mais la question se pose toujours: qui est responsable? C’est pourquoi l’auteur ajoute aussitôt: « Il faut tenir ensemble les dimensions personnelles et sociales du péché. C’est ce que fait la doctrine classique du péché originel, mais en restreignant cette relation à l’axe temporel: le péché des parents se répercute sur les enfants. » La notion de « structures de péché » permet de donner une nouvelle extension à cette doctrine sans rompre l’équilibre nécessaire à la préservation du sens de la responsabilité. Et comme dit l’auteur en conclusion, il y a une bonne nouvelle: « La violence se détruit elle-même, et n’appartient pas à la nature des choses. »
Ce livre doit beaucoup aux travaux de l’historien Jean Delumeau sur le péché et la peur en Occident. Il s’appuie aussi clairement sur le renouveau opéré par Vatican II concernant le sacrement de la réconciliation; il se situe franchement dans la ligne des efforts inspirés par ce concile pour éviter désormais l’abus, qui a été ruineux pour le christianisme, de la « pastorale de la peur » dénoncée par Jean Delumeau. La démarche de François Euvé se comprend d’ailleurs aisément à partir d’un présupposé fondamental: la notion de péché a une histoire. Cette démarche apparaît encore plus évidente lorsqu’on la compare à d’autres semblables, qui font également appel à la méthode historique, par exemple en la mettant en parallèle avec l’histoire de la notion de sainteté. En effet, le péché, comme la sainteté, a connu une évolution à partir de ses racines bibliques et a franchi plusieurs étapes avant que la pratique de la pénitence prenne la forme qu’elle a aujourd’hui, du moins dans l’Église catholique. Un tournant majeur a été pris au début du XIIIe siècle avec le concile de Latran IV (1215), pour la confession, et c’est au XIIIe siècle également que se met en place le droit relatif à une nouvelle procédure appelée « procès de canonisation » (1234). Enfin, si l’on veut pousser plus loin le parallèle entre histoire du péché et histoire de la sainteté, on notera avec l’auteur le rôle et l’exemple des moines, dans les deux cas, au cours des siècles qui ont suivi l’ère des premiers martyrs. Mais alors, comme dans le cas la sainteté, on ne peut ignorer les différences de point de vue introduites plus tard par Luther et par la Réforme protestante en ce qui concerne la pénitence et le péché.
L’auteur, toutefois, met surtout l’accent sur l’apparition de la science moderne et la modernité en général. De ce point de vue, on connaît le sort qu’a subi le genre littéraire des vies de saints dans les mains des humanistes du XVIIe siècle, en même temps que s’élaborait aussi une critique biblique scientifique. C’est ainsi qu’on aboutit, entre les conciles de Vatican I (1869-1870) et de Vatican II (1962-1965), avec une Église enfin ouverte sur la modernité, à l’émergence d’une nouvelle conception de la pénitence et du péché en même temps que surgit un appel à la sainteté universelle dans l’Église. La question est maintenant de savoir, pour reprendre une expression que l’historienne Sylvie Barnay utilise à propos de la sainteté, ce qui peut encore être dit aujourd’hui d’un péché qui attendrait « le langage qui actualise son sens ». Or, c’est bien à cette question que le livre de François Euvé aimerait apporter une réponse crédible pour l’homme et la femme du XXIe siècle. Car c’est là que le bât blesse: « La réception difficile de la notion de péché vient de ce qu’elle semble être « antimoderne » et s’opposer à la logique progressiste qui caractérise la modernité. Celle-ci accorde en effet à l’être humain […] la capacité d’améliorer sa destinée, de parvenir au bonheur et à son accomplissement, sans faire appel à aucune instance extérieure. […] La culpabilité s’oppose à la responsabilité. » Or, il existe dans la tradition chrétienne elle-même un remède connu. Comme le rappelle François Euvé: « Pour le message biblique, l’humanité n’est pas asservie à un destin mais appelée à la liberté. Avant de donner […] une morale, le christianisme engage dans une histoire. »
Pour terminer, une remarque critique s’impose au sujet du titre de l’ouvrage. On se demande: pourquoi « Crainte et tremblement »? C’est déjà le titre en traduction française d’un écrit bien connu du penseur danois S. Kierkegaard, un classique de la philosophie religieuse. Rien ne semble justifier ce titre, sauf peut-être le passage suivant de l’introduction: « Il faut d’abord évacuer les fausses représentations qui encombrent l’esprit et empêchent d’accéder à ce que [la] tradition [chrétienne] porte de plus essentiel. La vie chrétienne n’est pas toute de crainte et tremblement devant une divinité inquiétante et lointaine. » Mais honnêtement, on ne voit pas trop (dans cette introduction comme dans le reste du livre) où est le rapport avec l’oeuvre de Kierkegaard. Cela n’empêche cependant pas de recommander la lecture de l’excellent ouvrage du P. Euvé, à qui on laissera le bénéfice du doute sur ce qui n’est peut-être après tout qu’un (discutable) choix d’éditeur.