Un ami athée, au bout du rouleau, perdu en lui-même et avec les autres, rictus cynique, brin arrogant:
-Pour toi c’est facile, tu es chrétienne.
Je ne comprends pas. Toi, facile, chrétienne. J’aime les gens qui doutent et en ce sens cet ami a toute mon affection. Mais le doute lui est si douloureux qu’il lui arrive, parfois, de négliger celui des autres. (…)
Je finis par chercher à comprendre:
-Qu’est-ce qui est facile?
-Je ne sais pas… l’espérance, vous appelez ça comme ça, non?
-Coquille vide, pour ce qui me concerne. Je l’utilise par plagiat, parfois, parce que je comprends ce que ça peut vouloir dire pour d’autres, mais pour moi: coquille vide.
-Ouais, j’ai toujours su que tu n’étais pas une vraie chrétienne.
Ah. Je ne sais pas bien ce que “vrai chrétien” peut vouloir dire. “Faux chrétien”, j’en ai une vague idée, mais je m’en fais une définition très personnelle. J’appelle faux chrétien celui dont le christianisme est un alibi, un refuge identitaire, une carte de visite dans le vaste monde la morale, un confort retrouvé dans le cocon cotonneux du repli sur soi.
-A moins qu’un vrai chrétien soit celui qui assume l’intranquilité définitive à laquelle le voue l’Evangile, tenté-je à tout hasard.
Sourire franc de mon interlocuteur.
-Au moins tu as… le sens.
-L’exigence, tu veux dire?
Rires partagés. Lassitude partagée. Condition humaine partagée.
Mais alors, quel est le petit “plus” des chrétiens, si ce n’est pas l’espérance, l’assurance, le sens?
Le “plus” des chrétiens, je n’y crois plus depuis longtemps. Par simple constat, par seule observation, par souci d’honnêteté.
Mais l’immense crédit du christianisme, à mes yeux, réside justement en ce que cette religion est, en définitive la réprobation même des réflexes religieux de l’homme.
L’ambition de Jésus de Nazareth est de faire sortir l’humanité de son ère superstitieuse. Il est ainsi fidèle à ce qui est à mes yeux l’essence du judaïsme: une capacité illimitée à interroger et à créer du sens. A débattre. L’Evangile renonce à fabriquer des sur-hommes pour plonger dans la complexité de l’humanité telle qu’elle est.
Alors oui, le christianisme est la religion du crédit, plutôt que celle de l’espérance. Sa force est dans son ancrage plus que dans ses perspectives. Elle hérite de cette malice juive qui donne à la langue hébraïque un seul et même mot pour dire “derrière” et “avenir” ( רוחא ). La consistance du christianisme est derrière lui, dans son origine de décloisonnement, d’audace et de libération. C’est en regardant derrière soi, jusque dans les prémices de l’Evangile, que nous aurons une idée de l’avenir: un pari, un risque renouvelé. C’est peut-être cela l’espérance – la possibilité de vivre hors garantie.
Mais ce que je reproche au mot espérance, c’est aussi cette tension qu’il insinue vers autre chose, ailleurs, plus tard, voire vers quelque chose qui s’affranchisse du réel. C’est une nostalgie au futur.
Un jour, j’entrepris de commenter le passage de l’Evangile de Marc où Jésus invite à la vigilance pour reconnaître le jour et l’heure de la fin des temps. Ce passage arrive après un long discours de Jésus provoqué par la question de Pierre, Jacques, Jean et André: “Quel sera le signe annonçant la fin de toute chose?” (Marc 13,4). Après toute une série de mises en garde, Jésus finit par dire (Marc 13,32):
“Pour ce qui est du jour ou de l’heure, personne ne les connaît, pas même les anges qui sont dans le ciel, pas même le fils, mais le Père. Prenez garde, veillez, car ne savez pas quand ce sera le moment. Il en sera comme d’un homme qui part en voyage, laisse sa maison, donne pouvoir à ses serviteurs, à chacun sa tâche, et commande au portier de veiller. Veillez donc, car vous ne savez quand viendra le maître de la maison, le soir ou au milieu de la nuit, ou au chant du coq ou le matin; craignez qu’il n’arrive à l’improviste et ne vous trouve endormis. Ce que je vous dis, je le dis à tous: veillez.“
Je lis le texte dans sa traduction de Louis Segond, puis j’ouvre mon Nouveau Testament grec pour vérifier l’un ou l’autre mot. Je lis et je découvre tous les verbes au présent. Je fronce les sourcils, je relis, je referme, je cherche dans la Traduction oecuménique de la Bible: tout est au futur. Je cherche dans la Bible de Jérusalem, dans la Bible Bayard des écrivains, je cherche d’autres traductions sur Internet… Futur.
Or le texte grec dit cela:
“Pour ce qui est du jour ou de l’heure, personne ne les connaît, pas même les anges dans le ciel, pas même le fils, mais le Père. prenez garde, veillez, car vous ne savez pas quand EST le moment. Il en EST comme d’un homme qui part en voyage (…). Veillez donc, car vous ne savez pas quand VIENT le maître, le soir ou au milieu de la nuit, ou au chant du coq ou le matin…”
Et dit ainsi, la fin des temps change en effet de perspective: il ne s’agit plus d’une vigilance destinée à guetter un moment à venir, mais d’une vigilance de chaque instant pour lui-même. C’est un impératif à vivre au présent et à être prêt, en tout temps, à l’imprévisible. Il ne s’agit plus de la fin des temps mais de la fin du temps: il s’agit d’une vie qui ne se vit qu’instantanément, dans l’ajustement incessant à ce qui EST.
S’il y a là une espérance, elle n’est pas tendue vers quelque chose à venir. Elle est accomplie d’ores et déjà dans notre présence au présent. Et très clairement ici, elle s’exprime dans l’intranquilité, le renoncement au repos, au report; le renoncement au savoir, à la programmation, à la projection.
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Marion Muller-Colar, L’intranquilité, Bayard Editions, Montrouge, 2016, pp.69-76.