Dans son récent livre d’entretiens, « Lumière du monde », le pape Benoît XVI affirme: « Les communautés religieuses ont une importance exemplaire. Elles peuvent montrer à leur manière qu’un style de vie fondé sur le renoncement rationnel est tout à fait praticable, sans mettre entièrement entre parenthèses les possibilités de notre temps. »
Cette déclaration montre bien l’intérêt et toute l’actualité de l’ouvrage qu’a publié, sous le titre « Répondre par des actes », le frère Bruno Demoures, moine cistercien de l’Abbaye de Tamié, pour expliquer son choix d’entrer dans la vie monastique. Surpris de le voir abandonner son métier de médecin après douze ans de pratique, dont sept en Afrique et au Proche-Orient, ses amis n’avaient cessé de le questionner: « Comment expliquer un tel choix qui semble aller au rebours des idéaux de bonheur du monde contemporain? Dieu a-t-il besoin d’être entouré d’admirateurs oublieux des autres hommes? »
L’essai sur la vie monastique qui en a résulté est composé de cinq chapitres de longueurs inégales. Les deux premiers mettent rapidement en place les bases d’une première interrogation: Que font les moines? Et d’une première réponse: Une longue histoire d’appel au désert. Les deux chapitres suivant développent ensuite plus longuement, d’une part l’idée que les moines répondent à une invitation: Vivre les valeurs de l’amour; et d’autre part le fil conducteur de leur engagement prophétique: Dénoncer de fausses valeurs. Pour finir, l’auteur s’efforce dans un chapitre de conclusion, sous forme de synthèse, de résumer ses principaux arguments, qui se répartissent entre deux pôles: intériorité et responsabilité.
Donc, que font les moines? Pas plus qu’un autre, comme dit l’auteur, « le moine n’est dispensé de prendre part à la construction d’un monde commun et, comme tout homme, il a à s’en expliquer ». Le propos n’est pas sans évoquer d’entrée de jeu l’ouvrage bien connu de Louis Bouyer sur « Le sens de la vie monastique », qu’il prolonge en quelque sorte, et qu’il complète à partir d’une expérience vécue de l’intérieur. Il suffira ici de citer une page de Louis Bouyer: « Le moine doit travailler, et d’abord travailler manuellement; parce qu’il ne peut fuir le monde, renoncer au monde, mortifier sa propre chair au point de ne plus manger, de ne plus se vêtir, de ne plus avoir un toit où s’abriter. Il serait donc scandaleux que, jouissant encore de ces choses tout comme les autres hommes, il n’y pourvoie pas lui-même, comme eux sont bien obligés de le faire. Ce n’est même pas suffisant de dire du moine qu’il ne doit pas fuir les tâches des autres hommes. Il faut ajouter qu’il ne doit même pas se dérober à leurs soucis, à certains au moins des plus graves et des plus légitimes. Le fait même qu’il a réduit ses propres besoins doit le rendre plus libre de pratiquer la charité fraternelle sans restriction. Les autres hommes peuvent être dispensés en quelque mesure de se soucier des étrangers, parce qu’il leur faut se soucier des leurs. Lui n’a pas cette excuse. » Comme on voit, cela donne le ton.
L’auteur choisit donc de prendre au sérieux cette préoccupation pour la vie sociale, qui anime la culture des pays industrialisés; mais le lecteur est aussitôt prévenu: si on juge la vie monastique en fonction seulement du bénéfice à en attendre immédiatement, « on s’expose aussi à être pris au piège des étroitesses de l’utilitarisme ». Il faut par conséquent retrouver ce que l’auteur appelle « la veine la plus authentique de la foi », et qui affirme que le christianisme ne peut être individualiste et que vivre pleinement sa vocation personnelle suppose, chez le moine notamment, d’assumer sa condition « d’être vivant en relation ». Et pour retrouver cette veine, l’auteur consacre un long chapitre central, le troisième (qui compte une centaine de pages, soit plus de la moitié du livre), à examiner en détail les dimensions d’une réponse possible à l’invitation de Dieu à vivre les valeurs de l’amour: au désert et avec d’autres; en écoutant et en accueillant; en apprenant une sagesse et en se découvrant fils; en louant et en célébrant.
Comment les moines vivent-ils les valeurs de l’amour? D’abord en tâchant de suivre le Christ… au désert. Or, paradoxalement, « celui qui appelle, le Christ, ne se retire pas du monde au sens où sa suite conduirait à abandonner la condition humaine que lui-même assume. Le suivre demandera d’accueillir ce qui est donné à vivre: se tenir là, au désert, écouter, méditer la Parole, vivre l’intériorité, apprendre la condition de fils, mettre de l’ordre dans sa vie ». Cela demande beaucoup d’humilité, première et principale vertu du moine. L’humilité qui libère est centrale chez saint Benoît; c’est la seule vertu à laquelle il consacre de longs développements dans sa Règle. Pour le moine, il s’agit avant tout de « faire preuve de lucidité sur soi-même et sur les jeux dans lesquels on est impliqué avec d’autres, […] un véritable travail, long, exigeant, sans cesse à reprendre ».
C’est à ce combat de la lucidité qu’appelle saint Benoît. Le monastère, que saint Benoît qualifie d’école du service du Seigneur, est le lieu où les moines peuvent commencer à engager cette lutte. La Règle leur propose des moyens, qu’il pourront se donner, et surtout, leur indique ce qui pour saint Benoît est l’attitude juste: ne jamais compter sur sa propre valeur, ne plus la revendiquer, mais savoir que l’on est aimé ainsi et jamais abandonné. Suivant le commentaire qu’en fait l’auteur, cette position de la Règle « est libératrice dans la mesure où elle permet de faire l’économie des calculs compliqués sur son degré d’innocence ou de culpabilité, qui entraînent non seulement dans le tourbillon des conduites de réparations, mais aussi dans les jugements impitoyables. Il s’agit d’enregistrer ses limites comme un fait, en même temps que la miséricorde du Christ qui ne cesse, en toutes circonstances, de proposer de reprendre un chemin plus vrai. Ce chemin, c’est la reconnaissance de la présence de Dieu ici et maintenant ». C’est ce que saint Benoît appelle le premier degré de l’humilité, qui se trouve dans la conscience d’être sans cesse sous le regard de Dieu. Mais dans le contexte de l’école du service du Seigneur qu’est le monastère, humilité et lucidité visent en fait l’acquisition d’une nouvelle disponibilité.
Aussi étonnant que cela puisse paraître à première vue, c’est ici qu’on doit faire intervenir la considération du temps. On ne peut alors se contenter de rester à la surface des choses. Comme le fait remarquer l’auteur: « De l’extérieur, même certains de leurs plus grands amis conservent souvent cette idée que les moines et les moniales ont le temps, ils ont même tout leur temps et ils n’ont que ça à faire. Ils s’étonnent souvent de les voir regarder eux aussi leur montre! Or, la première expérience faite par un novice au monastère est justement que son temps est désormais réglé de façon très précise: […] un temps pour se lever et un temps pour se coucher, un temps pour lire et un temps pour travailler, un temps pour prier, un temps pour manger et un temps pour se réunir. » On croirait entendre Qohélet!
En réalité, le monachisme a apporté sa pierre à l’émergence d’un nouveau rapport au temps, préparant ainsi la tradition de changement qui caractérise les sociétés modernes: « L’histoire humaine cesse d’être regardée comme un processus de corruption inévitable, sa marche paraît désormais parallèle à celle de l’histoire du salut. » Mais ce n’est pas le plus important. La disponibilité à laquelle s’exerce le moine est essentiellement une disponibilité intérieure; car il s’agit de vivre les valeurs de l’amour. Comme l’explique encore frère Bruno: « La répétition des journées à l’emploi du temps sensiblement identique donne au temps vécu par les moines une autre densité que le passage incessant d’une passion à une autre, cela appelle à se renouveler sans cesse et c’est le lieu d’une croissance possible. […] L’enjeu est de passer du projet de disponibilité à l’acte effectif de la disponibilité en accueillant les rythmes et les sollicitations du quotidien pour en faire un lieu d’expression de sa préférence dans la durée. » On a ici une des clés de la spiritualité monastique: le temps réglé du monastère peut devenir une pédagogie de la disponibilité.
Or, cette disponibilité fonde un engagement dans l’Église (dimension de foi), qui est elle-même au service du monde (dimension de charité). D’une part, en effet, « le temps du moine est imprégné par celui de l’histoire du salut: la vie de la communauté est rythmée par le grand cycle liturgique de l’Église, chaque jour et tout au long de l’année. De l’Avent à Noël, du Carême à Pâques et à la Pentecôte, […] le moine apprend à chaque instant à recueillir cette immense histoire de Dieu qui vient visiter son Peuple. C’est là qu’il reçoit un avenir ». Mais aussi, d’autre part, « le temps vécu dans la familiarité avec Dieu est participation en acte à l’existence de l’Église », une Église qui se voit depuis le Concile, faut-il ajouter, « dans le monde de ce temps ».
La prière du moine est d’ailleurs, par l’utilisation qu’elle fait du psautier, largement celle de l’Église. « Les psaumes rejoignent le chemin du moine en lui donnant un compagnon de faiblesse [suivant la jolie expression du bibliste Paul Beauchamp] avec qui recevoir du Père le don du Fils. L’existence avec le psalmiste n’est plus enfermement sur soi comme unique réalité mais apprentissage de la vraie vie, filiale, dans la communauté et au-delà, dans le grand corps de l’Église. » Saint Benoît ne demande pas au moine d’être « fort », précise l’auteur, « il lui demande d’être vrai et l’exigence est bien plus grande. Le moine, même, fait simplement profession de s’en tenir là, n’ayant donc pas d’autre projet dans sa communauté que de vivre, simplement, connaissant la tentation de la domination, apprenant à servir dans de petites choses. […] Une fois libéré de l’asservissement à ses fantasmes de puissance, le champ est libre pour autre chose. » Pour « une autre façon de servir, en se tenant à distance de la société ». Mais à la condition, essentielle, que « l’hospitalité vérifie l’amour qui a conduit à la séparation ». C’est pourquoi le souci de saint Benoît, dans sa Règle, « est manifestement d’éviter aux moines de se retrouver confrontés à des situations qui les éloigneraient de leur projet de disponibilité à Dieu, mais il ne signifie pas [un] mépris des autres hommes ». Au contraire. C’est bien pourquoi cette réflexion sur la vie monastique, qui prévoyait aussi un traitement de son aspect prophétique, comporte un deuxième versant qui est le sujet du quatrième chapitre: Dénoncer de fausses valeurs. (Valeurs qui ne sont souvent que des « valeurs d’échange ».)
Concernant la référence à la Règle de saint Benoît, l’auteur lui accorde naturellement la première place; mais il faut également signaler l’importance particulière qu’il a voulu donner à l’oeuvre de Hannah Arendt. On notera les titres qui apparaissent dans la bibliographie de l’ouvrage: « La condition de l’homme moderne »; « Les origines du totalitarisme ». Outre le fait qu’au début du livre l’auteur reconnaisse dans la déportation des juifs « une préoccupation personnelle qui reviendra ponctuer régulièrement chacune de ces pages, ou presque », on pourra voir dans ce choix à la fois un souci d’ouverture sur le monde moderne, et aussi une volonté d’autocritique. Le début du quatrième chapitre est suffisamment clair là-dessus: « Les mentions récurrentes des analyses de Hannah Arendt sur la condition de l’homme moderne auront déjà introduit le deuxième versant de cette réflexion sur la vocation monastique ». Même s’il peut et doit critiquer les ambiguïtés de l’expression « fuite du monde », comme l’affirme l’auteur, « le moine peut tenter de sauver ce que cette intuition a de juste: la fuite du monde comme critique des insuffisances des sociétés humaines, ce qui peut être une façon d’exercer sa responsabilité d’homme. » Frère Bruno ajoute: « Cela suppose de distinguer deux perspectives différentes, la problématique théologique de l’affrontement au monde, particulièrement marquée dans le quatrième Évangile[,] et la perspective propre des réflexions sociologiques ou politiques à propos des limites du monde moderne. »
Dans la seconde de ces perspectives, qui intéressera sans doute davantage le citoyen ordinaire, on n’a d’ailleurs qu’à observer que « les deux tiers de la planète, les pays du Sud, ont été plongés dans des difficultés inconnues jusque-là parce que l’extraversion de l’activité économique apportée par les sociétés développées a profondément désorganisé les rapports sociaux en refusant toute autre régulation que celle du marché ». Dans ce monde désenchanté, que faire? Simplement être là. Répondre par des actes. Le moine est là pour rappeler qu’il ne faut pas se tromper d’enjeu: « Le monachisme garde sa valeur en notre temps où il est beaucoup question d’efficacité, de rendement, de concurrence: fabriquer ou se battre ne suffisent pas à construire une vie sociale. […] Ce qui importe n’est ni de se faire un nom, ni de placer à tout prix ses solutions, ce qui importe est d’avoir assez de détachement par rapport à soi-même pour servir simplement. » Simple à dire, mais difficile à vivre: « Il faut bien toute une vie pour l’affirmer en vérité, en comptant que ceux qui ont des oreilles pour entendre le message puissent l’entendre effectivement. Pour celui qui tâche de se faire oublier, l’obscurité du retrait n’est donc pas un mépris mais un enfouissement, destiné à faire grandir un fruit de partage; de disponibilité au-delà des rivalités mimétiques. » Or dans la tradition monastique, ce fruit de partage et de disponibilité a aussi pour nom « hospitalité ».
Ainsi, le propos de Bruno Demoures recoupe celui de son confrère Philippe Hémon, également cistercien de Tamié, qui exposait son point de vue sur la question dans un dossier du quotidien La Croix en décembre 2006: « Dans la tradition bénédictine, l’hospitalité est au coeur de la vocation monastique. L’irruption de l’autre dans l’enclos du moine et dans son quotidien parfaitement réglé, lui est absolument vitale. Elle rappelle la figure de Jésus lui-même, traversant les murs du Cénacle dans lequel ses disciples en prière s’étaient réfugiés de la rumeur d’un monde désenchanté. Et pourtant, il convient d’ajouter aussitôt que la traditionnelle discrétion bénédictine nous préserve de l’illusion qui consisterait à croire que la présence des hôtes dans le monastère serait plus essentielle au coeur du moine que leur absence. Car le moine a tout de même fait le choix de vivre au désert! La Règle prescrit que nul ne se joindra ni ne parlera aux hôtes s’il n’en est prié [par ses supérieurs]. Dans une communauté monastique, c’est l’abbé d’abord, puis les quelques frères qu’il aura chargé de cet office, qui accueilleront l’hôte au nom de tous. Au fond, ce que le moine et sa communauté ont de plus précieux à offrir à leurs hôtes, c’est le silence. Car, en toute vie, le silence dit Dieu. Dans le vie des moines, le temps de l’écoute est disponible pour l’hôte. Leur voeu de stabilité c’est cela: être encore et toujours là, rien que pour lui, dans le silence qui dit Dieu. »
Le coeur a ses raisons, disait Pascal. Répondre par des actes, c’est peut-être aussi croire que le silence a ses vertus. Ce serait, justement, des « vertus silencieuses ». Et pourquoi pas celles des règles qui régissent la vie de certaines institutions et de certains groupes humains? C’est sans doute une des leçons à tirer de la lecture du réel, aussi bien que des textes, que propose Bruno Demoures. Moyennant certaines transpositions, toujours nécessaires, le livre que frère Bruno destinait d’abord à ses amis pourra certainement rejoindre beaucoup de monde.