Il est des films dont on se dit : « Cela ne ressemble à rien de ce que je connais en matière de cinéma. » Cette façon inédite de tourner, de raconter et de transmettre n’en font pas par là même des chefs-d’œuvre, mais ils ajoutent quand même une dimension nouvelle à un art qui se contente parfois de stéréotypes et de répétitions. Tel est le cas du film italien, Le Quattro Volte, de Michelangelo Frammartino, tourné en Calabre.
C’est une œuvre sans paroles et sans musique mais, comme nous ne sommes plus au temps du cinéma muet, elle n’est pas sans bruits, ni même sans voix, étouffées, presque audibles mais sans nous être destinées. En fait, la bande-son est d’une incroyable richesse, avec le mugissement du vent ou le frémissement de la brise, les cris des oiseaux, les bêlements, les aboiements, le tintement des grelots, mais aussi le bruit que font les véhicules, des camions pour la plupart, lorsqu’ils freinent brusquement ou peinent à monter la côte.
La rue du village en pente très accentuée sert de repère au spectateur : d’un côté, une maison parmi d’autres, qu’on atteint par un escalier extérieur : c’est là que loge, ou du moins couche, le vieux berger ; de l’autre, une étable où s’entasse le troupeau de chèvres dont il a la charge. Les départs du matin pour les monts avoisinants où les chèvres trouvent de quoi manger et les retours au coucher du soleil ponctuent les journées.
Mais le vieux berger est malade et il a une manière spéciale de se soigner : chaque soir, il dilue dans de l’eau la poussière que la sacristine a balayée dans l’église du village et l’avale d’un trait. C’est quand il ne peut plus s’en procurer qu’il va mourir. Grâce à un raccourci ingénu, c’est au moment où il s’éteint que naît devant nous un chevreau. Par des efforts presque filmés en temps réel, il va se mettre sur ses pattes, s’affermir, se lancer, puis s’aventurer avec le troupeau. Mais comme c’est un peu chacun pour soi dans la grande montée vers les pâturages montagneux, malgré les efforts du chien infatigable et facétieux, il n’arrive pas à franchir le remblai que les autres bêtes ont sauté allégrement. Il se perd, va se réfugier sous un grand arbre pour y mourir de froid.
S’ouvre alors l’histoire, si on peut dire, de ce sapin magnifique, dont les branches scintillent au soleil. Il est si beau qu’il va être choisi comme mât de cocagne pour la fête du village. On assiste à son déracinement, à son dépouillement, à son transport où il est porté comme un cadavre dénudé, à son exhaussement au milieu du bourg, couronné de fleurs que doivent atteindre les plus sportifs, puis de nouveau son abaissement lorsque les lampions sont éteints. Il est alors débité en morceaux et devient, au terme de la constitution d’une meule, du charbon de bois.
Histoire de la vie
On a dit l’essentiel de ce qui est la trame du film. Mais il n’y a pas un instant d’ennui car ces situations sont enchâssées dans une construction qui est véritablement artistique, sans le moindre souci d’esthétisme. Quatre fois, selon le titre même du film, c’est la même histoire de vie, d’agonie et de mort, qui nous est racontée. Selon les quatre saisons, d’abord, mais de façon inégale, car l’hiver profond n’est pratiquement suggéré que par une vue du village sous la neige. Selon, surtout, les quatre règnes qui se partagent notre terre : l’humain, l’animal, le végétal et le minéral. Certes, ils se succèdent dans cet ordre, mais ils sont en fait mêlés, s’entrecroisent, se soutiennent ou se détruisent.
Le film, bâti sur des plans-séquences, mais pas uniquement, nous fait contempler d’incessantes processions, comme si l’existence se passait en allant d’un lieu à un autre, ce qui n’est pas faux. A la montée et à la descente du troupeau de chèvres, correspond la procession du Chemin de croix, semble-t-il, car nous n’en voyons que quelques villageois déguisés en soldats romains, mais aussi la descente vers le cimetière du cercueil où on place le vieux berger, qui deviendra semblable à la poussière qu’il avalait. Porté presque triomphalement de sa forêt natale, le sapin en ressort en morceaux qui seront brûlés, devenus cendres et humus. Nous sommes pris à l’intérieur de ces gestes et, lorsque la tombe du berger est scellée, le noir se fait, nous incluant dans ces ténèbres.
L’œuvre est évidemment ouverte aux interprétations mais il n’y a pas particulièrement à y voir ou y dénoncer une tentation de panthéisme ou de matérialisme. Dans la vie du village, il y a place pour le religieux, pour le superstitieux ou pour le sacré, qui ont chacun leurs rites et leurs rythmes, parfois mélangés, c’est vrai. Mais la caméra est si discrète, le montage si elliptique, le regard si neutre, que le spectateur se sent libre de respirer, de s’imprégner de ces beautés champêtres qui lui deviennent familières et presque banales. Cela ne va pas sans situations cocasses, par exemple lorsque le chien arrive à déloger la pierre qui retient le camion sur la pente, le faisant ainsi dévaler et éventrer l’étable, libérant le troupeau qui se répand dans tout le village.
On ne trouve pas davantage de nostalgie, de passéisme ou même de mélancolie dans ce film, même si on n’entend pas de rires et si on ne voit pas d’enfants dans ce village presque abandonné. On y contemple plutôt le cadre de la continuelle aventure de l’homme avec le temps, avec ses congénères en animalité, avec une nature qui ne cesse de se transformer, image d’une métamorphose de la création.