UN HOMME QUI CRIE, DE MAHAMAT-SALEH HAROUN
Dans ses œuvres précédentes, le réalisateur tchadien Mahamat-Saleh Haroun avait fait de la recherche du père et du poids de son absence ses thèmes de prédilection. En 2002, dans le film qui, précisément, s’appelait Abouna, notre père, deux enfants faisaient l’école buissonnière dans les rues de la capitale N’Djamena pour retrouver leur père disparu du jour au lendemain. En 2006, avec Daratt, saison sèche, un garçon de 15 ans était chargé par son grand-père de venger son père, assassiné pendant la guerre civile ; il retrouvait en effet celui qui l’avait tué, mais bien autrement que prévu. Le dernier film de Haroun, Un homme qui crie, décrit les difficiles rapports d’un père et d’un fils, sur le même fond de guerre, de misère et de vengeance.
Au début, tout semble aller bien. Adam, dit aussi Champion parce qu’il gagna une épreuve de natation dans ses jeunes années, est responsable de la piscine d’un grand hôtel de N’Djamena. Il est aidé par son fils de vingt ans, Abdel. Simple et modeste, la vie familiale à trois, conduite par la mère, est calme. Mais l’hôtel est racheté par des entrepreneurs chinois qui décident de remplacer le père par le fils comme maître nageur. Adam devient le garde-barrière de l’hôtel, vêtu d’un uniforme gris étriqué et courant d’un côté à l’autre pour laisser passer les voitures. Il se sent humilié, frustré, dépossédé par son propre fils qui, cependant, continue à lui manifester le plus grand respect.
L’arrière-fond de la guerre civile, endémique au Tchad, entre alors en scène. Adam est sommé par le chef de son quartier de contribuer à l’effort de guerre sous forme d’argent ou, sinon, de donner son fils pour combattre les rebelles. Un soir, Abdel est arrêté et enrôlé de force. Ce n’est que plus tard que nous comprendrons que c’est Adam qui l’a livré.
Rétabli dans ses fonctions à la piscine mais torturé d’un remords avivé par la toute jeune fille qui est enceinte d’Abdel, Adam décide d’aller dans la zone des combats pour en arracher son fils. C’est la partie la plus belle du film, entre réalisme et imaginaire, qui se termine au bord du fleuve Chari par une scène d’une grande beauté tragique.
La violence, partout présente, par la guerre militaire, économique aussi, prend ici une forme individualisée mais aussi intériorisée, détruisant la relation primordiale d’un père et d’un fils. L’humiliation sociale d’Adam se double d’un sentiment de péché, ou plutôt elle est comme dépassée par cet échec de sa probité et de son amour paternel. Adam, tel Job atteint dans sa chair, interpelle à plusieurs reprises Allah, le Très-Haut, qui ne lui répond pas.
Sans apitoiement, avec même parfois un humour triste, cette œuvre ne se dérobe pas à la question du mal, à celle de la rédemption, fut-elle humaine, à celle du sens de la vie qu’un père doit transmettre comme il l’a fait de la vie elle-même.
MIEL, DE SEMIH KAPLANOGLU
Initiation par la douceur
La trilogie du cinéaste turc Semih Kaplanoglu, retraçant la vie de son héros, Yusuf, dans une chronologie inversée, à 40 ans d’abord (Yumurta), puis à 18 ans (Milk) et enfin à six ans (Miel), se situe aussi en milieu musulman, celui de la campagne ou d’une petite ville d’Anatolie. Les titres des trois films, mariant curieusement le turc, l’anglais et le français, renvoient à des réalités concrètes, agricoles et nourricières : l’œuf, le lait et le miel.
Si les deux premiers films insistent sur la dépendance de Yusuf envers sa mère, cet attachement prend sa source dans ce qui nous est décrit avec lyrisme et tendresse dans Miel. Yusuf a six ans et voue une admiration sans bornes à son père, Yakup, qui est apiculteur. L’enfant est dyslexique, quasi muet à la maison et incapable à l’école d’apprendre à lire. Mais, lorsqu’il est seul avec son père, sur les chemins forestiers ou dans son atelier, il réussit à lui parler, à l’oreille et en chuchotant, et même à déchiffrer le calendrier mural. Il l’observe aussi dans les gestes de la prière quotidienne.
Le père, par sa douceur et sa patience, apprivoise son fils, l’introduit au monde de la nature qui, pour l’enfant, se revêt d’un caractère magique, surnaturel. Il lui apprend non seulement à s’exprimer, mais plus encore à voir et à entendre.
Mais Yakup est souvent absent car il doit, pour récolter le miel, prospecter des forêts lointaines, au pays des ours et des dangers. La première scène du film nous plonge par avance dans le drame en nous annonçant sa mort accidentelle. Alors viendront la longue attente, le vide et l’absence.
De façon magnifique, Kaplanoglu montre alors comment le maître d’école prend en quelque sorte le relais et, par son indulgence, arrive à faire que Yusuf surmonte son handicap. Le cinéaste turc ne cache pas ce qu’il doit à Tarkovski lorsqu’il cite Le Miroir (1974), qui était précisément la confrontation du réalisateur avec son père, le poète. Kaplanoglu est lui-même poète et Yusuf, au seuil de l’âge adulte, le sera aussi.
En évoquant avec tant de délicatesse ces relations élémentaires à la paternité, à la nature, aux mots, au silence, le réalisateur sait parfaitement ce qu’il veut nous dire : « Je souhaite que mes personnages explorent, découvrent et montrent la beauté et l’âme qui soufflent en eux et les portent en ce monde depuis leur naissance. Il y a un point commun à toutes les cultures, traditions, rêves et espoirs. » Dans l’admiration ou le rejet, la présence ou l’absence, les rapports de filiation font partie du message universel de ces deux films pudiques.