Aller jusqu’au bout
De grandes foules faisaient route avec Jésus ; il se retourna et leur dit : « Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et soeurs, et même à sa propre vie, il ne peut pas être mon disciple. Celui qui ne porte pas sa croix pour marcher derrière moi ne peut pas être mon disciple.
Quel est celui d’entre vous qui veut bâtir une tour, et qui ne commence pas par s’asseoir pour calculer la dépense et voir s’il a de quoi aller jusqu’au bout ? Car, s’il pose les fondations et ne peut pas achever, tous ceux qui le verront se moqueront de lui : ‘Voilà un homme qui commence à bâtir et qui ne peut pas achever !’
Et quel est le roi qui part en guerre contre un autre roi, et qui ne commence pas par s’asseoir pour voir s’il peut, avec dix mille hommes, affronter l’autre qui vient l’attaquer avec vingt mille ? S’il ne le peut pas, il envoie, pendant que l’autre est encore loin, une délégation pour demander la paix. De même, celui d’entre vous qui ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut pas être mon disciple. »
COMMENTAIRE
Devenir disciple de Jésus, c’est faire route avec lui jusqu’au bout du chemin, qui conduit à Jérusalem. Cette marche n’est pas facile. Pour en indiquer les exigences, Luc n’y va pas par quatre chemins! Devenir disciple implique des ruptures face aux valeurs qui composent notre vie habituelle.
Ici, trois réalités, que nous considérons sacrées, sont relativisées: la famille, sa propre vie, ses biens. Jésus appelle carrément à un détachement et à une recomposition de nos priorités. Pourquoi? Parce que la voie qu’il suit conduit à un affrontement et que les demi-mesures ne permettent pas de tenir sur ce chemin. Face à l’adversité des puissants, à l’indifférence de plusieurs, aux résistances que rencontre l’annonce du Règne, pour continuer, il faut des options fortes, profondes, qui établissent clairement nos orientations de vie.
Les deux images employées pour parler du renoncement, la construction de la tour et les préparatifs de guerre, sont étonnantes. Les deux invitent à bien réfléchir, à peser sa décision, à faire des choix lucides avant de s’engager. Devenir disciple n’est pas présenté ici comme une adhésion enthousiaste et spontanée, mais comme un choix dont on calcule les coûts et conséquences. La suite de Jésus est aussi option consciente et risque à prendre.
En bien des pays aujourd’hui, cela est évident. Devenir chrétien, ou s’enligner sur des valeurs évangéliques, porte à conséquences. Parce qu’on choisit de marcher avec les plus pauvres, qu’on refuse le cycle des violences, qu’on promeut le dialogue, qu’on s’élève contre la médiocrité et les fatalismes, on peut perdre sa réputation, son emploi, ses liens familiaux et même sa propre vie. Comment tenir de tels engagements, si son choix n’est pas solidement pris, avec un don de soi entier, qui ne dérive pas au gré des pressions de clan ou de classe, de l’attrait du confort tranquille, de la peur d’être mis de coté ou de souffrir dans sa peau.
Aussi, Jésus appelle-t-il à bien savoir à quoi on s’engage. Pensez-y-bien, dit-il, mon chemin n’est pas celui de la conformité qui paie ou d’un paisible retrait loin des luttes du monde. Il nous plonge dedans et il nécessite une sorte de force intérieure, reposant sur la radicalité du don de soi.
Nous aimerions parfois un évangile qui se contente de conforter nos quêtes immédiates de sécurité sans rien déranger de nos priorités et de nos attachements. Une sorte de léger surplus de sens, qui s’ajoute de l’extérieur à nos mondes déjà établis. Mais l’évangile vient nous chercher autrement, du dedans, au coeur même de nos options et de ce qui est sacré pour nous. Et il désacralise bien des réalités qui nous tiennent à coeur. Il ne les rend sans importance mais les situe dans un horizon de sens différent, plus vaste. Il met au centre de nos vies le mystère pascal et le visage du crucifié-ressuscité, figure du Dieu vivant.
La famille, l’ethnie, l’empire et tous ces liens qui constituent notre identité, deviennent seconds comme repères de nos décisions, de même que la recherche des biens et leur accumulation et la protection de notre propre vie. Tout cela peut être donné, abandonné, quand les circonstances, et particulièrement les crises, le demandent.
Avant de s’engager sur un chemin aussi déroutant, il vaut la peine de s’arrêter, de s’asseoir et de penser à son affaire. Les renoncements pour devenir disciple ne relèvent pas d’une passion déraisonnée ou d’un culte de la misère mais d’une sagesse de vie, d’une fidélité lucide, sans illusions ni fausses peurs, qui connait le prix de ce qui est choisi. Ce choix ne rend pas isolé; au contraire, il fait entrer dans une solidarité nouvelle, celle des disciples avec qui marcher et trouver soutien.
Les premiers chrétiens ont vécu, non sans conflits, ces décentrements et ces réorientations. Ils ont connu les ruptures dans les liens familiaux, ils ont mis en commun leurs biens, ils ont risqué leur vie. Et ils y ont trouvé un bonheur, qui donnait à leur vie perspective et saveur. Cette histoire continue encore. La vie de disciple demande un don sans réserve. Si on y met le bras, tout le corps risque d’y passer! Aussi bien de le savoir en partant, si on veut aller jusqu’au bout.