1 L’insensé a dit en son cœur: “Non, plus de Dieu!”
Corrompues, abominables leurs actions;
non, plus d’honnête homme.
2 Des cieux Yahvé se penche vers les fils d’Adam,
pour voir s’il en est un de sensé,
un qui cherche Dieu.
3 Tous ils sont dévoyés, ensemble pervertis.
Non, il n’est plus d’honnête homme,
non, plus un seul.
4 Ne savent-ils, tous les malfaisants?
Ils mangent mon peuple,
voilà le pain qu’ils mangent,
ils n’invoquent pas Yahvé.
5 Là, ils seront frappés d’effroi sans cause d’effroi,
car Dieu est pour la race du juste:
6 vous bafouez la révolte du pauvre,
mais Yahvé est son abri.
7 Qui donnera de Sion le salut d’Israël?
Lorsque Yahvé ramènera son peuple,
allégresse à Jacob et joie pour Israël!
(Traduction de la Bible de Jérusalem)
Ce texte est celui du psaume 14. Il est pratiquement identique à celui de son jumeau, le psaume 53. Ce dernier ne présente qu’une seule différence. Aux versets 5 et 6, à la suite de « ils seront frappés d’effroi sans cause d’effroi », au lieu de « vous bafouez la révolte du pauvre, mais Yahvé est son abri », on peut lire ceci : « Car Dieu disperse les ossements de ton assiégeant, on les bafoue, car Dieu les rejette ».
L’une des particularités de ces deux psaumes est que l’on n’y trouve aucune demande, aucune invocation, aucune prière adressée à Dieu à la deuxième personne. On dirait plutôt une réflexion de sagesse, entièrement à la troisième personne. Dans un premier temps (versets 1-3), sur le ton sévère de la dénonciation, le psaume 14, comme son jumeau, décrit la folle inconscience des « sans-Dieu ». Après quoi (v. 5-7) il évoque, sur le ton de la menace, le triste sort de ces derniers et, par contraste, le bonheur qui attend les croyants.
Un verdict contrastant
Le premier versant du psaume (v. 1-3) fait part de deux verdicts contrastants. Le premier est porté par des humains, ceux que le psaume qualifie d’« insensés ». « Plus de Dieu », proclament-ils (v. 1). À quoi répond par contraste le verdict porté par Dieu : « Plus d’honnête homme, non plus un seul! » (v. 3). Au jugement négatif des humains à propos de Dieu, et calqué sur lui, fait écho le jugement négatif de Dieu à propos des humains.
« Plus de Dieu » : ce jugement relève-t-il de l’incroyance? Faut-il y voir une négation de l’existence de Dieu ? Ou traduit-il simplement une résolution de vivre comme si Dieu n’existait pas, de mener son existence sans lui laisser de place, de conduire ses affaires sans tenir compte de lui? Tel est plutôt le cas, semble-t-il, car ce qui est souligné de différentes manières à propos de ces insensés qui ne cherchent pas Dieu (v. 2) et qui ne l’invoquent pas (v. 3) se situe au niveau de l’agir et du comportement concret. Ces gens sont des « malfaisants » et des « pervertis », dont les actions s’avèrent corrompues et abominables. La formule « plus d’honnête d’homme » qui revient à deux reprises (v. 1 et v. 3) dans le texte ci-dessus est la traduction de trois mots hébreux qui, littéralement, signifient « aucun faisant le bien ».
Un sort contrastant
A lire la première partie du psaume, on aurait l’impression que la perspective est individuelle. Ces insensés dont il est question, ce sont, pourrait-on penser, des gens qui, çà et là, ont perdu le sens de Dieu. Des gens chez qui on dénonce une fermeture à ce dernier et une certaine façon de vivre qui en découle.
Mais voilà que, dans la deuxième partie (v. 4-7), se pressent d’un verset à l’autre toute une série de termes ou d’expressions à portée collective : « tous les malfaisants », « ils mangent mon peuple », « la race du juste », « vous bafouez », « le salut d’Israël », « son peuple », « Jacob », « Israël ». Comme s’il s’agissait, non pas d’individus isolés situés par rapport à Dieu, mais plutôt d’opposants ou d’adversaires situés collectivement par rapport au peuple de Dieu. Ce qu’il faudrait alors lire entre les lignes serait l’évocation d’une situation d’oppression (v. 4), peut-être d’exil (v. 7), imposée par des ennemis d’Israël, ignorant Dieu et malmenant son peuple. En parlant d’assiégeant d’Israël, le psaume 53 se révèle de ce point de vue plus clair que le psaume 14.
Or, prédit le psaume, il faut s’attendre à un renversement complet de situation. Et ce renversement viendra de ce Dieu dont les oppresseurs ne tiennent pas compte. C’est lui qui se portera à la rescousse de son peuple, qui assurera sa libération en le ramenant de captivité. Oui, Yahvé procurera le salut à Israël et celui-ci chantera joyeusement sa libération (v. 7), tandis que l’adversaire sera saisi d’effroi (v. 5).
Tout à l’inverse d’un « humanisme noble »
Aux contemporains que nous sommes, « plus de Dieu » évoque naturellement l’incroyance ou l’athéisme. Pour le psaume, il s’agit d’autre chose. La négation de Dieu dont il s’agit n’est pas d’ordre théorique mais pratique. Il s’agit d’une indifférence à Dieu conçu comme indifférent lui-même à ce qui se passe et à ce qui se vit dans le monde. Un Dieu que l’on décide simplement d’ignorer, de laisser de côté pour mener sa vie comme on l’entend. C’est bien là-dessus en effet que le psaume fait porter tout l’accent : l’ignorance ou la mise entre parenthèse de Dieu s’accompagne d’une certaine manière de vivre la vie, et la relation aux autres tout particulièrement.
La négation de Dieu dont parle le psaume n’est pas celle qui fait place à un humanisme noble, comme dans un certaine « spiritualité sans Dieu » d’aujourd’hui : « Que vous ayez ou non une religion, cela ne vous dispense pas de respecter l’autre, sa vie, sa liberté, sa dignité; cela n’annule pas la supériorité de l’amour sur la haine, de la générosité sur l’égoïsme, de la justice sur l’injustice . » Non, ce que dénoncent le psaume 14 et son jumeau, c’est une négation de Dieu servant à justifier une relation aux autres aberrante, une domination des uns sur les autres, une oppression des faibles par les puissants. Hélas, constate avec réalisme le psalmiste, l’absence de référence à Dieu ne débouche pas nécessairement sur un « humanisme noble ». Sans elle, des insensés peuvent en venir à « bouffer » les autres, en oubliant que Dieu est du côté des pauvres, que tous comptent à ses yeux.
« Ni juif ni grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme » (Ga 3,28): telle est la conviction qu’a proclamée très tôt le christianisme, au nom de la foi en Dieu et au Christ. À l’inverse, redoute le psaume, l’absence de relation verticale, peut entraîner un certain type de relations horizontales aberrantes ou désaxées. À la proclamation « plus de Dieu » risque de répondre le constat amer « plus d’honnête homme ».