Dominicain allemand. Théologien et philosophe, il enseigna à Paris et à Cologne. Son œuvre, à l’origine du courant mystique rhénan, se propose d’élever le théologique au rang d’une sagesse véritable.
Notre-Seigneur dit : « Sachez que le royaume de Dieu est près de nous. » Oui, le royaume de Dieu est en nous et saint Paul dit que notre salut est plus près de nous que nous ne le croyons.
Je vais vous dire maintenant, d’abord comment, ensuite quand le royaume de Dieu est près de nous. Dans quel sens ? C’est ce que nous devons nous appliquer à bien comprendre.
Si, par exemple, j’étais roi et si je l’igno¬rais moi-même, je ne serais pas roi. Mais si j’avais la pleine conviction que je suis roi, si tous les hommes partageaient ma conviction, et si je tenais pour vrai que tous les hommes le croient, je serais roi, toutes les richesses royales m’appartien¬draient et il ne m’en manquerait pas une seule. Pour que je sois roi ces trois condi¬tions sont requises. Si l’une de ces trois conditions faisait défaut, je ne pourrais être roi.
Un maître dit – et c’est aussi l’avis de nos meilleurs maîtres – que ce qui importe à notre béatitude c’est de savoir et de connaître en vertu de notre besoin de vérité. J’ai dans mon âme une puissance qui est entièrement capable de Dieu. Autant je suis certain d’être homme, autant je suis certain que rien ne m’est aussi proche que Dieu. Dieu est plus proche de moi que moi-même, mon être dépend, en effet, de la proximité et de la présence de Dieu. Il est également proche d’une pierre ou d’un morceau de bois, mais ceux-ci n’en savent rien. Si le bois connaissait Dieu et savait combien Il est proche de lui, ainsi que le connaît l’ange du chœur le plus élevé, il serait aussi bien¬heureux que l’ange le plus élevé ! Si l’homme est plus heureux qu’une pierre ou qu’un morceau de bois, c’est justement parce qu’il connaît Dieu et sait combien Dieu est proche de lui. Et il est d’autant plus heureux qu’il le connaît davantage, et d’autant moins heureux qu’il le connaît moins. S’il est heureux, ce n’est point parce que Dieu est en lui et lui est si proche ou parce qu’il a Dieu : mais c’est parce qu’il connaît combien Dieu lui est proche, c’est parce qu’il sait qui est Dieu. Le prophète dit dans le psautier : « Ne soyez pas ignorants comme un mulet ou un cheval ». Jacob le patriarche dit encore : «Dieu est en ce lieu et je ne le savais pas. » On doit savoir qui est Dieu et connaître que le royaume de Dieu est proche.
Quand je pense au royaume de Dieu, j’en demeure souvent sans paroles, en rai¬son de sa grandeur. Car le royaume de Dieu, c’est Dieu lui-même dans toute sa richesse. Le royaume de Dieu n’est pas une petite chose. Que l’on imagine tous les mondes que Dieu pourrait créer, voilà le royaume de Dieu. Il m’arrive parfois de dire ceci : Quand le royaume de Dieu se révèle dans une âme et que celle-ci connaît le royaume de Dieu, point n’est plus besoin de la prêcher ni de l’instruire; par cette connaissance seule, elle est suffi¬samment instruite et assurée de la vie éternelle. Celui qui sait et connaît combien le royaume de Dieu lui est proche, celui-là peut dire avec Jacob : « Dieu est en ce lieu, et je ne le savais pas. »
Dans toutes les créatures. Dieu est éga¬lement proche. L’homme sage dit : Dieu a tendu ses lacs et ses filets sur toutes les créatures, si bien qu’on peut le trouver dans chacune d’elles; si donc on pouvait jeter tout cela sur l’homme, sous tout cela il entendrait et reconnaîtrait Dieu. Un maître dit : Celui-là connaît Dieu de façon droite qui le connaît pareillement en toutes choses. J’ai dit aussi une fois : servir Dieu dans la crainte, c’est bien; le servir dans l’amour, c’est mieux; mais pouvoir saisir l’amour dans la crainte est le mieux de tout. Celui-ci mène en Dieu une vie calme et tranquille, c’est bien; celui-là supporte avec patience une vie pleine de tourments, c’est mieux encore; mais trou¬ver le repos dans une vie pleine de tour-ments est le mieux de tout. Qu’un homme aille à travers champs, qu’il y dise sa prière et connaisse Dieu, ou bien qu’il soit à l’église et connaisse Dieu : s’il arrive à une meilleure connaissance de Dieu, parce qu’il se tient dans un lieu calme, comme ce lieu l’est d’habitude, cela vient de son imperfection, mais non pas de Dieu; car Dieu est semblablement en toutes choses et en tous lieux et est prêt, autant que cela dépend de Lui, à se donner semblable-ment. Aussi celui-là connaîtrait Dieu de façon droite, qui saurait en toutes choses Le connaître semblablement.
« Pourquoi, demande saint Bernard, mon œil connaît-il le ciel, et pourquoi ne sont-ce pas mes pieds ? Cela vient de ce que mon œil est plus semblable au ciel que mes pieds. » Pour que mon âme puisse connaître Dieu, il faut qu’elle soit céleste. Qu’est-ce qui amène donc l’âme à connaître Dieu en elle et à savoir qu’elle est toute proche de Dieu ? Faites bien attention ! Les maîtres disent que le ciel ne peut recevoir nulle impression étrangère; aucune nécessité pénible ne peut l’impres¬sionner pour le détourner de sa voie. De même. l’âme qui doit connaître Dieu est forcée de demeurer avec tant de force et de constance en Dieu que rien ne peut s’imprimer en elle, ni espérance, ni crainte, ni joie, ni tristesse, ni amour, ni chagrin, ni quoi -que ce soit, qui puisse la détourner de sa voie.
De plus, à toutes ses extrémités le ciel est semblablement éloigné de la terre. De même, l’âme doit être semblablement éloignée de toutes les choses terrestres, afin de ne pas être plus près de l’une que de l’autre. Comme l’âme est noble, elle doit rester semblablement éloignée de toutes les choses terrestres, de l’espérance, de la joie et de la tristesse, quelque chose que ce soit, elle doit absolument s’élever au-dessus. Le ciel est pur et clair, sans la moindre tache, exception faite de la lune. Les maîtres l’appellent «la sage-femme du ciel » et le plus bas près de la terre. Le ciel n’est touché ni par le temps ni par l’espace. Les choses corporelles n’y ont aucune place, et celui qui peut aller au fond de l’Écriture, celui-là sait bien que le ciel n’a pas de lieu. Le ciel échappe égale¬ment au temps; sa rotation se fait avec une vitesse dont on ne peut se rendre compte. Les maîtres disent que sa trajec¬toire ignore le temps, mais que c’est de son cours que vient le temps. Rien ne gêne autant l’âme, quand elle veut connaître Dieu, que le temps et l’espace. Le temps et l’espace, en effet, sont des parties, mais Dieu est unité ! Pour que l’âme puisse donc connaître Dieu, il faut qu’elle le connaisse par-delà le temps et par-delà l’espace; car Dieu n’est ni ceci ni cela, comme l’est le multiple : Dieu est unité.
Pour que l’âme puisse voir Dieu, il faut qu’elle renonce à considérer quoi que ce soit de temporel; car, tant que l’âme connaît le temps et l’espace ou quelque image semblable, jamais elle ne peut connaître Dieu. Ne faut-il pas de même que l’œil, pour qu’il puisse connaître les couleurs, soit d’abord détaché de toute couleur ? Un maître dit : Pour que l’âme puisse connaître Dieu, elle ne doit plus rien avoir de commun avec rien. Celui qui voit Dieu sait que toutes les créatures ne sont rien. Quand on met une créature à côté de l’autre, elle paraît belle et elle est quelque chose; mais quand on la compare avec Dieu, elle n’est rien.
Je dis plus : Pour que l’âme puisse connaître Dieu, il faut qu’elle s’oublie elle-même et se perde elle-même, car quand elle se voit et se connaît elle-même, elle ne voit, ni ne connaît Dieu. Mais si elle se perd pour l’amour de Dieu et renonce à toutes choses, elle se retrouve en Dieu, dès qu’elle connaît Dieu; et alors elle se connaît elle-même et elle connaît toutes les choses qu’elle a quittées, elle les connaît de la manière la plus parfaite en Dieu. Pour connaître vraiment le souve¬rain Bien et la vérité éternelle, il me faut le connaître là où ce Bien est bon en soi, et non pas là où ce bien est divisé. Pour connaître vraiment l’être il me faut le connaître là où il est l’être en soi et non pas là où il est déjà divisé : c’est-à-dire en Dieu, car c’est seulement Là que l’âme connaît l’être en entier. L’humanité n’est pas entièrement dans un seul homme, car un seul homme n’est pas tous les hommes, mais Là, l’âme connaît l’huma¬nité entière et toutes choses dans ce qu’il y a de plus haut, car elle les connaît selon l’être.
Celui qui habite une maison aux belles peintures la connaît certainement bien mieux qu’un autre qui n’y est jamais entré, mais qui pourrait en parler beaucoup. Autant je suis certain que je vis et que Dieu vit, autant je le suis de ceci : Pour que l’âme connaisse Dieu, il faut qu’elle le connaisse par-delà le temps et l’espace. Et l’âme qui parvient jusque-là et qui a les cinq choses qu’on a dites connaît Dieu, et elle sait combien le royaume de Dieu est proche, c’est-à-dire : Dieu avec toute sa richesse; et c’est cela «le royaume de Dieu ».
Les maîtres posent de grandes ques¬tions à l’école, par exemple : comment l’âme peut-elle connaître Dieu ? Ce n’est pas par justice ou par sévérité que Dieu exige beaucoup de l’homme; non, c’est sa grande générosité qui lui fait exiger de l’âme qu’elle s’agrandisse pour qu’elle puisse beaucoup recevoir et qu’ainsi il puisse beaucoup lui donner.
Nul ne doit penser qu’il soit dur d’y par¬venir, bien que cela paraisse dur et soit vraiment dur, du moins au commence¬ment, quand il s’agit de se séparer de tout et de mourir à tout. Mais, une fois qu’on y pénètre nulle vie ne peut être plus facile, plus joyeuse, plus remplie d’amour. Dieu, en effet, aspire vraiment à être sans cesse avec l’homme et il l’instruit pour le conduire à Lui, si tant est qu’il veuille Le suivre. Jamais homme n’a, en quoi que ce soit, éprouvé autant de désir que Dieu n’en éprouve, Lui, de conduire l’homme à Le connaître. Dieu est toujours prêt, mais nous sommes très peu prêts. Dieu nous est proche, mais nous sommes loin de Lui. Dieu est dedans, mais nous sommes dehors. Dieu est chez lui, mais nous sommes étrangers.
Le prophète dit que Dieu conduit les justes par un chemin étroit vers la grand-route, pour qu’ils parviennent à la lon¬gueur et à la largeur. Que Dieu nous soit en aide pour que nous Le suivions tous et qu’il nous amène en Lui, là où nous Le connaîtrons véritablement ! Amen.