Marie Guyart nait à Tours. Devenue veuve à 19 ans, elle doit, pour subsister elle et son fils, prendre la gérance d’une compagnie de transport et de navigation. En 1631, elle entre chez les Ursulines de Tours puis s’embarque pour la Nouvelle-France en 1639. Bravant difficultés et dangers, elle y fonde une école pour filles. À ses tâches d’organisation, elle ajoute une activité rédactionnelle hors du commun. Son autorité morale incontestable lui vaut, à sa mort, le surnom de « Mère de la Nouvelle-France ». Elle a été béatifiée par le pape Jean-Paul II le 22 juin 1980.
Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche ! C’est ainsi que commence le Cantique d’amour, justement appelé le Cantique des Cantiques, puisque l’amour est la vertu des vertus.
Mais que veut dire ce discours de l’Épouse, si précipité et, en apparence, si aveugle, que sans faire d’avant-propos pour déclarer qui est celui dont elle parle, et dont elle désire des baisers et des caresses, elle dit avec une espèce d’emportement : Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche ! comme si nous savions, aussi bien qu’elle, qui est celui qui est l’objet de sa passion ?
Cela veut dire que l’âme qui aime ne veut point tant de discours pour expliquer les mouvements de son cœur. En disant qu’elle aime, elle croit tout dire, et elle estime que tous entendent son langage.
Mais qui est celle-là, qui d’abord et par ses premières paroles demande des baisers, et des baisers de la bouche ? Ne l’accuserait-on point de témérité ou de présomption ? Les saints nous enseignent, et la raison nous l’apprend, qu’il y a du progrès dans la démonstration de l’amour, comme dans l’amour même, et qu’il faut premièrement baiser les pieds par la pénitence, puis les mains par la pratique des vertus, et enfin la bouche par un amour parfait.
Celle-ci, tout au contraire, dit par une précipitation étrange, et avec une hardiesse inouïe, sans crainte, sans respect : Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche ! Et elle ajoute : Car ses mamelles, c’est-à-dire, ses amours, sont meilleures que le vin, et plus délicieuses que les plus pré¬cieux parfums, voulant dire que ses amours, l’ayant plus fortement enivrée que n’aurait fait le vin, et plus puis¬samment charmée que n’auraient fait les plus douces odeurs, elle ne se peut donner le loisir d’attendre davan¬tage, mais toute hardie et toute hors d’elle-même, elle dit avec empressement : Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche !
Qu’entend-elle par ce baiser de la bouche, sinon qu’at¬tachée à son Époux, elle demande qu’il verse en elle son esprit, afin qu’étant toute transformée, elle puisse s’écrier : Voici que j’ai trouvé celui que mon âme aime; je l’ai trouvé et je ne le quitterai point. Voilà cette âme bien résolue de demeurer inséparablement attachée à son Bien-aimé. Sa résolution est sainte, et elle nous invite à l’imiter. Que faut-il donc faire pour la suivre ? Inter¬rogeons-la elle-même, et la prions de nous dire ce qu’elle a fait pour chercher son Époux, pour le trouver et pour l’embrasser avec tant de bonheur.
Elle nous dira sans doute : J’ai cherché dans mon lit, durant la nuit, celui que mon âme aime; je l’ai cherché et je ne l’ai point trouvé. Elle nous apprend, par sa réponse fondée sur son expérience, que quand on se trouve engagée dans la nuit, soit des adversités extérieures, soit des obscurités intérieures, si l’on veut trouver Jésus pour se consoler avec lui, il ne le faut pas chercher avec paresse, ni dans la mollesse des plaisirs des sens, mais bien dans les rigueurs de la pénitence et de la mortifi¬cation. Elle s’endort, elle se laisse aller à la paresse ; en un mot, elle le cherche dans le lit et elle ne le trouve pas. Elle le cherche avec travail, elle est battue et mal-traitée par les gardes de la ville, c’est-à-dire, par les supérieurs, qui ont droit de mortiûer et d’imposer des pénitences, et ne le trouvant pas encore, elle continue ses fatigues et ses recherches, et enfin elle le trouve, et avec une joie nonpareille, elle s’écrie : Un peu après que je les ai eu passés, j’ai trouvé celui que mon âme aime, qui est mon tout, ma vie, mon amour. Après mes travaux particuliers et les corrections de ceux qui me gouvernent, j’ai trouvé celui que j’aime, non par une inclination sensuelle, mais par les plus pures affec¬tions de mon âme ; non superficiellement et d’une affec¬tion passagère, mais d’un amour solide et foncier, et dans le plus profond de mon âme, en sorte que pour ce sujet, il est véritablement mon amour.
Après que cette âme sainte eut trouvé son Époux, je me persuade facilement qu’elle ne fut plus si mal avisée que de se laisser aller à l’engourdissement de la paresse, et que depuis, elle ne le perdit guère de vue.
Quoi qu’il en soit, toute comblée de joie d’avoir recou¬vré l’objet de son amour, elle chante un doux épithalame pour nous apprendre combien il y a de plaisir à posséder un si grand bien, perdu avec tant de négligence et retrouvé avec tant de travaux. Oh ! qu’il arrive souvent que par négligence, par lâcheté, par ignorance, et faute de bien connaître le prix de ce trésor, nous venons à le perdre. Donnons-nous de garde de faire une si grande perte ; mais, plutôt, soyons fidèles et attentives à nous-mêmes, comme l’a été cette amante, après qu’elle eut reconnu et réparé sa faute, afin que nous puissions expé¬rimenter avec elle le fruit de sa fidélité. Voyez, comme remplie d’amour et de délices, elle continue son cantique disant : Je me suis assise à l’ombre de celui que mon âme aime, et son fruit a été fort doux et fort délicieux à mon goût. Quel est ce fruit si doux et si délicieux ? Une âme sainte qui en avait goûté et qui s’en était rassasiée m’apprend que c’est le fruit de l’arbre de la croix. Elle a raison, car c’est là que les âmes saintes et ferventes, étant assises par le repos de la contemplation, se remplissent du doux nectar qui découle des plaies sacrées de l’amoureux Jésus. C’est là le lieu où était l’Épouse, lorsqu’elle disait : II met sa main gauche sous ma tête, et il m’embrasse de sa droite. Comment cela se peut-il faire ? Il a les mains fortement attachées avec des clous qui les rendent immobiles ; comment peut-il embrasser cette fervente Épouse, et comment pourra-t-il m’embrasser moi-même ?
Croyez-vous que ce divin Sauveur, que cet Epoux de sang (Ex 1,25), étant impuissant en apparence, il le soit en effet ? Les bras de son affection sainte sont mille fois plus pressants que ceux de son corps, et c’est de ceux-là qu’il nous presse et qu’il nous embrasse. Il met sa main gauche sous notre tête, pour nous affliger et nous baptiser de son baptême de douleur, et il nous embrasse de sa droite, pour nous consoler et nous remplir des délices de sa grâce. Ainsi, soit qu’il nous console, soit qu’il nous afflige, c’est toujours avec amour, et ses douceurs l’emportent toujours par-dessus ses afflictions, car il ne fait quasi que nous toucher de sa main gauche : il la met seulement sous notre tête ; mais il nous embrasse et nous serre de sa droite.
Cette Épouse sainte est déjà bien riche, et elle nous montre où nous devons nous enrichir comme elle. Mais suivons-la partout, et prenons-la pour guide dans la conduite de nos amours. Elle poursuit : Le Roi, mon Époux, m’a donné entrée dans le cellier de son vin, et il a mis en moi de l’ordre dans la charité.
Pourquoi l’ordre dans la charité ? Sa charité était-elle en désordre ? Non ; car l’ordre de l’amour, c’est d’aimer sans ordre, comme la mesure de l’amour, c’est d’aimer sans mesure. Mais elle veut dire que son Époux lui a donné l’amour de son salut avant que de lui donner l’amour du salut du prochain, qui est l’ordre véritable de la charité et de la justice, la raison voulant qu’avant de travailler à la perfection des autres, elle soit parfaite en elle-même. C’est pourquoi son Époux dit aux Filles de Jérusalem, c’est-à-dire, aux âmes tendres et peu avancées dans la perfection, mais qui avaient de l’ardeur de s’avancer et de se faire instruire : Je vous adjure, Filles de Jérusalem, par les chèvres des forêts et par les cerfs des campagnes, que vous ne fassiez point lever, et même que vous n’éveilliez point ma Bien-aimée jusqu’à ce qu’elle le veuille. Il lui voulait faire goû¬ter le repos de la contemplation, afin qu’elle travaillât à sa perfection avant que de travailler à celle des Filles de Jérusalem, et qu’elle puisât des forces dans la retraite pour le travail de la vie active, lorsqu’il voudrait l’ap¬pliquer aux exercices de la charité fraternelle et au secours du prochain.
Mais que peut-on penser de cette parole de l’Époux, qui commande de ne point éveiller sa Bien-aimée jusqu’à ce qu’elle-même le veuille ? Il semble qu’il cède à sa volonté en disant : jusqu’à ce qu’elle-même le veuille. C’est que cette âme sainte est toute transformée en son Époux, et qu’elle s’est tellement abandonnée à son amour, que tout ce que veut son Epoux, elle le veut, et tout ce qu’elle veut, son Époux le veut, car il est écrit qu’il fait la volonté de ceux qu’il aime. Quand donc l’Époux dit : N’éveillez point ma Bien-aimée jusqu’à ce qu’elle le veuille, c’est autant que s’il disait : Ne l’éveillez point que je ne le veuille, puisque sa volonté et la mienne sont une même volonté.
Il faut pourtant remarquer que quand elle dit que son Époux a mis de l’ordre dans sa charité, il semble qu’elle ait un peu d’attache à son repos, comme en ont bien souvent ceux qui préfèrent les exercices de Marie à ceux de Marthe. Mais non. Tout enivrée des vins qu’elle a bus à longs traits, dans les celliers de l’Époux, elle cède à tout ce qu’il veut d’elle. Elle sort avec son congé et par son ordre, pour se communiquer au dehors, et pour regorger, s’il faut ainsi parler, son ivresse sainte sur tous les sujets qui lui sont recommandés.
Mais a-t-elle encore besoin de l’assistance de l’Époux dans cet épanchement extérieur ? Il est certain qu’en quel qu’état que nous soyons, nous sommes toujours faibles, et que nous avons besoin d’être fortifiés, comme il est dit à la suite du Cantique : Nous avons une petite sœur, qui n’a point encore de mamelles. Si elle est un mur, édifions sur elle un bâtiment d’argent, et si elle est une porte, fortifions-la de cèdre . Cette petite sœur qui n’a point de mamelles, est l’âme qui n’est pas encore capable de donner des instructions aux autres. Elle n’a point de mamelles, mais elle s’en fait, et elle les remplit dans le repos de la contemplation. Que ferons-nous donc à cette petite sœur, quand il faudra lui parler d’enseigner les âmes tendres et de leur donner le lait d’une sainte doctrine ?
Si elle est un mur, bâtissons sur ce mur des bastions d’argent; si elle est une porte, fortifions-la de planches de cèdre. Ces paroles nous apprennent qu’il y a deux sortes de personnes qui travaillent au salut du prochain. Les uns prêchent la parole de Dieu, et ils sont repré¬sentés par le mur, comme étaient les anciens Prophètes, qui s’opposaient comme de puissants remparts au torrent de la corruption des hommes, et particulièrement, celui à qui Dieu a dit : J’ai mis mes paroles dans votre bouche; levez-vous et allez prêcher à mon peuple ; ne craignez point, car je vous fais aujourd’hui comme un mur d’airain pour vous opposer aux rois, aux princes, aux prêtres et au peuple (Jr 1,19). Les autres sont ceux qui gouvernent les âmes, savoir, les prélats, les pasteurs, les supérieurs, figurés par la porte, comme étant les Apôtres, qui selon le Disciple bien-aimé sont les douze portes de Jérusalem (Ap 21,14), parce que ce sont eux qui donnent entrée dans l’Église, dans la religion et même dans le ciel. La raison est qu’ils tiennent la place de Jésus-Christ, qui est la véritable porte, comme il dit lui-même : Je suis la porte ; si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé (Jn 10,9).
Que ferons-nous donc à notre sœur, qui est à la vérité mon Épouse, par la complaisance que j’ai en elle, à cause de l’éminente pureté de son amour ; mais qui est aussi ma sœur, par la ressemblance à ma nature humaine, par la grâce de l’adoption où elle est élevée, par l’imi¬tation où elle est de ma vie et de mes vertus, et par la participation que je lui donne de mon autorité ? Quelle qu’elle soit, elle est petite, elle est toujours faible, il faut la fortifier. C’est pourquoi : Si elle est un mur: si elle est destinée pour prêcher la parole de Dieu, faisons sur ce mur des bastions d’argent qui le rendent blanc par l’innocence de ses mœurs, riche par un amas de vertus et de bonnes œuvres, éclatant par la prédication de la parole de Dieu, et assurée comme une forteresse inébranlable. Si elle est une porte: si elle est destinée pour la conduite des âmes, fortifions cette porte de planches de cèdre. Le cèdre est un bois aromatique et incorruptible. Ainsi, elle sera forte et invincible, si elle est incorruptible dans ses mœurs et dans sa doctrine, et si elle fait res¬sentir à tout le monde, et particulièrement aux âmes qui sont sous sa conduite, l’odeur d’une vie sainte et parfaite.
Pour nous, mes chères Sœurs, demeurons dans l’état de soumission où Dieu nous a mises. Contentons-nous d’être les compagnes de l’Épouse sainte dont nous avons décrit les amours, les desseins et les emplois. Si elle est un mur, c’est-à-dire, si elle nous parle de la part de l’Époux, si elle nous annonce les vérités du ciel et les paroles de la vie éternelle, écoutons-la, comme nous ferions l’Époux même. Si elle est une porte, c’est-à-dire, si elle nous est donnée de la main de Dieu pour nous gouverner en son nom et pour nous ouvrir la porte du ciel, soyons-lui soumises comme à Dieu même. Nous ne méritons pas d’être les Épouses de Jésus par l’exercice de ces hauts emplois, mais nous le pouvons être par les embrassements d’une charité parfaite, et par une étroite fidélité à toutes ses volontés.
Par ce moyen, nous suivrons l’Époux dans les lieux aromatiques et sur la montagne des parfums qui n’est autre que la montagne du Testament, la montagne de la gloire où nous nous reposerons éternellement dans son sein.