L’ouvrage de Martin Steffens, Prier 15 jours avec Simone Weil, est le 125e à paraître dans une petite collection, qui, depuis 1995, propose des livres sources pour passer quinze jours en compagnie d’un maître spirituel, du Curé d’Ars à Maurice Zundel, en passant par le Père Lagrange. La manière est celle des temps de retraites qui ouvrent une brèche dans l’univers du quotidien. Chaque numéro comporte invariablement un rappel biographique en début de volume, un itinéraire balisé en introduction et une entrée dans la prière répartie sur quinze chapitres. Né en 1977, Martin Steffens est professeur de philosophie à Metz, en France, au lycée Louis-Vincent et à l’Université Paul-Verlaine. Il a déjà publié Les Besoins de l’âme (extraits de L’Enracinement), de Simone Weil, avec un dossier et des notes (Gallimard, 2007).
La philosophe Simone Weil (1909-1943), qui était soucieuse du sort des êtres humiliés, mettait un point d’honneur à parler de leur cause en connaissance de cause (on a retenu d’elle le fait d’avoir quitté son poste de professeur pour aller travailler à la chaîne, en usine, de 1934 à 1935). Son extrême attention à l’autre et son profond désir de vérité firent de sa vie non seulement une grande aventure humaine, mais aussi un authentique itinéraire spirituel. Comme l’explique l’auteur dans la partie biographique de l’ouvrage: « La portée de cette expérience d’usine fut plus que politique. Car ce que Simone Weil retient de ces jours passés au milieu des machines qui imposent au corps et à l’esprit une cadence inhumaine, c’est […] l’impression mortelle de ne compter pour rien, d’être broyé par un mécanisme aveugle, sans attention ni égards pour l’humanité de chaque homme. Or, selon elle, ce mécanisme qui réduit volontiers l’homme à l’état de chose […] est à l’oeuvre partout, bien au-delà du monde de l’usine ». C’est ce qu’elle appelle le malheur.
À l’opposé de cette expérience vécue de l’indifférence, et de la nécessité aveugle qui semble régner sur les hommes et sur toute chose, Simone Weil place au coeur de sa réflexion une attitude fondamentale: l’attention. Pour le philosophe Martin Steffens, « l’événement crucial de la vie de Simone Weil a été de croire que l’attention seule, pourvu qu’elle soit parfaite, permet un accès sûr à la vérité ». Il lui semble donc cohérent de prendre comme point de départ du parcours qu’il propose, et ce, dès le premier jour, « la prière définie comme attention ». La prière, d’après Simone Weil, est pureté de l’attention; et inversement, comme elle le dit dans La Pesanteur et et la grâce: « L’attention absolument sans mélange est prière. » Avec Simone Weil, l’auteur apporte une réponse tout à fait éclairante à la question: qu’est-ce que prier? « Paradoxalement, dit-il, c’est une question de corps. […] C’est le corps qui prie d’abord, sans quoi l’âme elle-même ne pourrait le faire. La prière chrétienne est comme le Dieu qu’elle prie: incarnée. » Plus précisément, qu’est-à-dire?
Pour Simone Weil, le corps est un levier par lequel l’âme agit sur l’âme. « La vie religieuse, pour Simone Weil, est essentiellement une éducation physique. Elle n’est pas d’abord spirituelle. Elle l’est au final, et jamais sans avoir d’abord passé par le corps. » Il ne s’agit pourtant pas avec le corps de conquérir, mais au contraire de contenir en soi assez de vide, assez d’espace, pour devenir une terre d’accueil. C’est le sens de l’opposition entre ce que la philosophe appelle la pesanteur, et la grâce. Par analogie avec l’attraction universelle, Simone Weil appelle pesanteur la disposition de l’homme à dominer autant qu’il peut dominer. Il faudrait, pour faire exception à cela, ne pas dominer là même où on en a le pouvoir. Mais, puisque la loi de la pesanteur est universelle, une telle retenue relève du miracle. Or, un tel miracle s’est produit chez Simone Weil elle-même, dans sa rencontre avec le Christ: même si, d’après le commentateur, « elle hésite à se faire baptiser, puis décide de se tenir au seuil de l’Église pour préserver le contact gratuit, libre et intime qui la lie à Dieu, […] elle sait désormais que quelque chose fait exception à la pesanteur, qu’elle nomme la grâce ».
L’idée selon laquelle le corps est un levier par lequel l’âme agit sur l’âme confère au corps une éminente dignité. Comme dit la philosophe: « C’est le corps qui mange, mais c’est aussi le corps qui jeûne. C’est la chair qui dort, mais c’est aussi la chair qui veille. » La part « charnelle » de l’âme est soumise à la pesanteur; elle dit: « moi, moi, moi »; mais l’advenue de la grâce met au jour une part « spirituelle ». La grâce rend possible l’ouverture au malheur, qui apparemment réfute Dieu. L’attention, par sa patience bienveillante, est la chance offerte à l’autre de se manifester (comme autre). La prière est rencontre, et c’est pourquoi il faut faire le saut, avec la philosophe, « de l’absence criante de Dieu à sa présence en chair et en os ». Car le Christ a vécu dans sa chair, sur la croix, l’abandon de ce monde à la pesanteur. Et pour Martin Steffens, « c’est précisément là, en ce lieu de ténèbres où rien ne semble plus possible, que doit advenir quelque chose comme Dieu: en nul autre lieu Dieu n’est plus là nécessaire que où se défait l’humanité de l’homme ».
La grâce rend aussi disponible à la beauté du monde. Prier, c’est regarder. Comme dit Martin Steffens: « La grâce transforme toute chose. Elle ne fait pas voir de nouvelles choses: elle fait voir à nouveau les choses. […] La science, [par exemple,] si elle ne veut plus être la complice des pires maux, passés et à venir, doit […] renouer avec ce qui fut son antique mission: donner à voir et à aimer la beauté de l’univers. […] Si la science s’entendait comme la mise au jour du travail de la grâce au coeur de la pesanteur, la vie humaine retrouverait son harmonie. » Mais on ignore encore généralement en quoi la beauté est « Dieu descendu dans notre âme ». Il faut donc développer toujours la même idée: prier, c’est répondre au retrait de Dieu par notre propre retrait; prier, c’est se disposer à la parfaite obéissance. Chaque fois que quelque chose de beau advient dans notre vie, notre façon d’y être présent est l’effacement; et quand un don est fait, s’il est pur de tout intérêt, il est effacement du donateur. Qui aspire à la puissance est soumis au mécanisme de la pesanteur; qui aspire à n’être rien se soumet à Dieu réellement présent dans la grâce.
Que faire quand on sait que l’action sera mauvaise, quoiqu’on doive agir? Le combat de Simone Weil cherche un salut dans l’action, malgré l’action: « L’obéissance est le seul mobile pur, le seul qui n’enferme à aucun degré la récompense de l’action. » Prier signifie demander; mais ce que la prière demande, c’est la grâce d’accepter ce que Dieu voudra bien nous donner. On peut noter que les mots « prière » et « précaire » proviennent de la même racine; qui reconnaît sa précarité, sa fragilité, son manque peut exprimer une prière qui touche le coeur du Sauveur. Prier, c’est se recevoir de Dieu. « Ce qui en l’homme est l’image même de Dieu, dit Simone Weil, c’est quelque chose qui en nous est attaché au fait d’être une personne, mais qui n’est pas ce fait lui-même. C’est la faculté de renoncement à la personne. C’est l’obéissance. » Cela étant, on arrive au thème de la méditation finale: prier, c’est s’engager dans le monde. C’est le thème même de l’Enracinement. Le sous-titre de ce texte éblouissant de rigueur parle de lui-même: Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain. « Les droits, écrit Simone Weil, apparaissent toujours liés à certaines conditions. L’obligation seule peut être inconditionnée. Elle se place dans un domaine qui est au-dessus de toutes conditions, parce qu’il est au-dessus du monde. » Le monde: on pourra maintenant s’y engager avec l’humilité qu’il faut, et dans la vérité.
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