La pensée de commencer une vie nouvelle, de tout lâcher et de repartir à zéro, est-elle un fantasme qui traverse l’esprit de chaque être humain à un moment donné de son existence ? En tout cas, trois films récents, extrêmement différents, traitent de ce phénomène et donnent à méditer les diverses raisons qui, dans notre monde compliqué et dur, peuvent inviter ou forcer à cette rupture.
TOKYO SONATA, DE KIYOSHI KUROSAWA
La société japonaise met au plus haut, pour un homme, l’acquisition d’un bon salaire dans une entreprise, ce qui entraîne un certain comportement rituel avec les collègues, les subordonnés et même la famille. Tel est le cas de M. Sasaki dans le film de Kurosawa, Tokyo Sonata. C’est pourquoi son univers semble s’écrouler lorsqu’il est licencié pour cause de délocalisation. Il décide alors de ne rien dire à sa femme et à ses deux enfants, avant de retrouver un emploi digne de ses compétences. Cette double vie, fréquente au Japon paraît-il, oblige à l’errance en costume-cravate dans les rues, à la soupe populaire ou dans la queue de l’agence pour l’emploi. On pense alors à la fameuse et extraordinaire affaire Romand qui a inspiré un certain nombre d’œuvres.
Cette situation est décrite avec une sorte d’humour noir, par exemple lorsque M. Sasaki rencontre un de ses compagnons d’adversité qui a réglé son téléphone portable afin qu’il sonne tous les quarts d’heure de façon à avoir l’air très sollicité et d’entretenir des conversations commerciales de la plus haute urgence… Mais elle va surtout rejaillir sur toute la famille en une sorte d’odyssée douloureuse de chacun de ses membres. Le fils aîné s’engage dans l’armée américaine en Irak, tandis que la mère va être prise en otage par un gangster aussi fou que sentimental. Quant au jeune fils, il réussit à prendre en cachette des cours de piano à l’encontre de l’interdiction paternelle.
Alors que la cellule familiale où le père régnait éclate, sans doute par l’effet du mensonge, une purification va s’opérer pour chacun. S’il est dur de repartir professionnellement à zéro en faisant des travaux de nettoyage quand on a été cadre, cette descente aux enfers, comme pour la mère le choc de son aventure, permettent la réconciliation silencieuse au cours d’un repas. C’est aussi l’émotion devant l’enfant pianiste jouant Debussy. Le miracle de l’art authentique, c’est d’être comme un nouveau commencement.
NULLE PART, TERRE PROMISE, D’EMMANUEL FINKIEL
Emmanuel Finkiel a réalisé plusieurs films qui étaient à l’intersection de la réalité et de sa reconstruction, comme le magnifique Voyages. Il nous propose avec Nulle part, terre promise, sorte de renversement de l’espoir biblique, une fiction enracinée dans la réalité de notre monde qui combine illusion et désenchantement.
Trois destins s’entrecroisent sans que jamais pourtant les personnages ne se parlent. Il y a un jeune cadre chargé de surveiller l’installation d’une usine française en Hongrie, précédant une série de gros camions qui traversent l’Europe, lui-même errant dans l’anonymat de nos espaces modernes. On suit également une étudiante ne cessant de prendre les images de la misère qu’elle rencontre. Il y a surtout un père et son fils adolescent, kurdes, émigrés clandestins, qui cherchent à rejoindre Londres. Ici, tout quitter pour repartir à zéro est un choix tragique, en lien avec une nation bafouée, une situation sans avenir.
Les films sur ces migrants, qu’on n’ose même plus appeler émigrants tant leur destin est incertain, se sont faits nombreux récemment. Citons Eden à l’Ouest, de Costa-Gravas, qui raconte les tribulations d’un jeune homme d’Europe orientale, dont la nationalité reste inconnue pour être plus universelle, homme-objet, mais candide et rusé à la fois. Ou encore Welcome, de Philippe Lioret, qui invente le projet d’un jeune Kurde décidé à traverser la Manche à la nage pour arriver en Angleterre.
Pour s’avancer ainsi vers une nouvelle vie, il faut courage, endurance et aussi beaucoup de chance. Les dernières images du film de Finkiel montrent le père et le fils arrêtés par la police avant l’entrée du train dans le tunnel sous la Manche. Ce que nous avons vu de leur fierté et de leur détermination nous dit que ce n’est pas là leur dernier mot.
VILLA AMALIA, DE BENOIT JACQUOT
Dans un genre tout différent, et d’ailleurs inclassable, Benoît Jacquot va faire du départ pour une autre vie, le thème même de son film Villa Amalia. Incarnée par Isabelle Huppert, dont la caméra capte le visage déconcertant dans la diversité de ses apparences, Eliane Hidelstein, pianiste et compositeur qui a pris comme nom d’artiste celui d’Ann Hidden (caché en anglais), surprend son compagnon dans les bras d’une autre. Cet événement est moins la cause que le révélateur du désir de repartir à neuf, de faire table rase de son passé.
Une bonne moitié du film montre Ann dans les actions complexes qui composent la démarche de disparaître d’où l’on est : vendre l’appartement, la voiture, annuler ses comptes, confier l’argent à un ami unique et sûr, se débarrasser des meubles, des pianos, du téléphone… Il faut enfin partir, traverser les Alpes et trouver un refuge. Ce sera, dans l’île d’Ischia, la Villa Amalia, sorte de bâtisse banale mais isolée où le regard ne rencontre que la mer. Rompre avec le passé, est-ce vraiment s’en libérer ?