Ce psaume 69 est une lamentation. Le suppliant, injustement persécuté par ses ennemis, crie vers son Dieu.
vv. 2-6 : On trouve d’abord l’image bien connue des eaux qui ensevelissent tout jusqu’à l’âme, c’est-à-dire la vie du suppliant. Le psalmiste emploie sous forme de métaphore ce qu’ont vécu les officiers de Pharaon lorsqu’ils ont été engloutis dans la mer des Roseaux (Ex 15,4), mais aussi le prophète Jérémie lorsque celui-ci, jeté dans une citerne, s’enfonce dans la vase (Jr 38,6).
Le suppliant décrit sa lassitude à crier vers Dieu, à force de l’appeler sa gorge est devenue sèche. Il y a là un paradoxe. Si métaphoriquement le psalmiste est submergé par les eaux, littérairement sa gorge le brûle. Quant aux yeux ils sont épuisés. On peut prendre cela à la lettre et imaginer quelqu’un qui veille la nuit, attendant un signe de Dieu, jusqu’à être épuisé. On peut aussi considérer l’image d’un veilleur qui scrute l’horizon durant des heures pour protéger une ville et dont les yeux se fatiguent à force de regarder au loin à la recherche des déplacements d’une armée.
Les flots représentent les ennemis. Il y a un parallèle entre la force et la puissance de l’eau qui peut tout engloutir et le nombre d’ennemis qui s’en prennent au suppliant. Non seulement ils n’hésitent pas à s’attaquer au psalmiste, mais ils sont prêts à inventer des charges contre lui.
Devant son Dieu, le suppliant veut être le plus honnête possible envers lui-même. Il se connaît trop bien et sait qu’il n’est pas irréprochable, c’est pourquoi il dit à Dieu : « mes offenses sont à nu devant toi ». Cela veut dire que le psalmiste a conscience qu’à côté du mal qu’il subit de la part de ses ennemis, il existe le mal qu’il commet lui-même. Même si ce mal peut demeurer caché aux yeux de tous, il est connu de Dieu. Le Seigneur n’ignore rien des actions mauvaises et des offenses que le suppliant peut faire. Il sait donc que cela n’est pas ce qui caractérise sa vie au contraire des méchants.
Le v. 7 (« qu’ils ne rougissent pas de moi, ceux qui t’espèrent, Yahvé Sabaot ! ») semble indiquer qu’il y a une communauté de destin entre le psalmiste et ceux qui sont évoqués. Dans la mesure où ceux-ci peuvent s’identifier avec lui, cela peut vouloir dire qu’il est leur chef. Alors que la première ligne invoquait le nom de Dieu sous le vocable « Yahvé Sabaot » mettant en exergue sa toute-puissance sur la Création, la seconde invocation (« Dieu d’Israël ») va insister sur les liens uniques qui existent entre Dieu et son peuple Israël.
vv. 8-13 : Nous arrivons à la partie la plus véhémente du psaume qui commence par une accusation implicite de Dieu. Il est intéressant de noter que la même idée est décrite de deux façons différentes au v. 8. Soit sous une forme active, un sujet à la première personne du singulier et le mot « insulte » comme objet (« je souffre l’insulte ») ; soit sous une forme passive, le mot « humiliation » comme sujet et, littéralement, « mon visage » comme objet (« l’humiliation couvre mon visage »).
La honte ne concerne plus seulement maintenant la masse des gens qui ont un lien, plus ou moins éloigné, avec le suppliant, elle concerne les gens de sa famille. Le psalmiste est mis au ban de sa famille, il est ostracisé par celle-ci exactement comme s’il avait commis un terrible crime. Les membres de la famille les plus proches, « ses frères », « les fils de sa mère », c’est-à-dire les gens avec qui il vit tous les jours, se sont détournés de lui.
Le v. 10 précise dans quelle mesure Dieu est lui-même à l’origine de cette honte et de tous les tourments que peut connaître le psalmiste. Il fait preuve vis-à-vis du Temple des mêmes sentiments passionnés que pouvaient montrer autrefois un prophète Élie (cf. 1 R 19,10 : « Élie répondit : ” Je suis rempli d’un zèle jaloux pour Yahvé Sabaot ” ») ou le roi Jéhu (cf. 2 R 10,16 : « Jéhu lui dit : “Viens avec moi, tu admireras mon zèle pour Yahvé” ») par rapport à Yahvé. La deuxième partie du v. 10 reprend le mot « insulte » (« l’insulte de tes insulteurs tombe sur moi ») du v. 8 (« je souffre l’insulte »). Pour le psalmiste, le culte populaire est tellement dévoyé qu’il produit l’insulte de Dieu. Ceux qui insultent Dieu par leur culte (soit en l’adorant en compagnie d’autres dieux et d’autres déesses ; soit en le représentant sous forme d’image) cause l’insulte de Dieu.
Ce zèle pour le Temple qu’a manifesté le suppliant passe aussi par les larmes et le jeûne. Cela aussi apporte l’insulte. Plutôt que des formes personnelles de discipline, il faut comprendre les larmes et le jeûne comme les expressions extérieures d’une repentance vicaire pour ce qui se passe au Temple. Nous devons noter que le psaume dit que les larmes et le jeûne d’une seule personne peuvent changer l’attitude de Dieu par rapport à tout le peuple pécheur. On voit ici se déployer l’idée d’une intercession d’un seul pour la multitude.
Porter un tissu rugueux plutôt qu’un vêtement fait en lin, par exemple, était un acte de pénitence pour les hommes de l’Ancien Testament. Cela montre que le psalmiste veut faire pénitence à cause de ce qui se passe dans le Temple. Ces signes extérieurs de pénitence ont, en fait, l’effet inverse. Les gens pensent que le suppliant est lui-même un grand pécheur et qu’il fait toutes ses actions pénitentielles pour sa propre conversion, pour le pardon de ses propres péchés, et non pour expier les péchés du peuple.
La traduction française du v.13 de la Bible de Jérusalem a bien su rendre la rime et le jeu de mots entre sha‘ar (la porte) et shékar (les boissons fortes).
vv. 14-19 : Ces versets entrelacent deux idées fondamentales que l’on retrouve, en général, dans toute prière vers Dieu. D’abord, il faut que Dieu entende la prière. Il y a toujours cette angoisse de se dire que Dieu ne va pas entendre notre prière. Alors on prie pour que Dieu ne soit pas sourd et l’on attend une réponse divine en retour (cf. vv. 14.17.18 : « réponds-moi »). Et puis, il faut que Dieu agisse concrètement dans ma vie (cf. v. 16 : « tire-moi du bourbier » ; v. 19 : « venge [mon âme]…rachète-moi »).
Les adversaires, au milieu du v. 15, donnent le sens littéral des images que l’on trouve avant ou après dans le verset. Demander à Dieu d’être délivré du bourbier ou de l’abîme des eaux revient à lui demander d’échapper à ses adversaires. On peut penser aux dramatiques images d’un glissement de terrain, suite à de fortes pluies, les flots deviennent boueuses, la coulée de boue emporte tout sur son passage et ne laisse que mort et désolation. L’angoisse que manifeste le v. 17 est une angoisse face à la mort. Être happé par la bouche de la fosse, c’est comme Datân et Abiram, en Nb 16,30, être englouti par la bouche de la terre et descendre au Shéol, ce lieu obscur et souterrain, situé au plus profond de l’abîme.
vv. 20-22 : Avec ces versets, nous retrouvons le ton de la protestation ou de la lamentation en parlant, d’abord, de Dieu (v. 20) ; puis du suppliant lui-même (v. 21) et, enfin, des autres personnes (v. 22). Le suppliant a beaucoup d’ennemis, mais aucun ami. Non seulement ils n’invitent pas à manger avec eux le suppliant qui est rongé par la souffrance, mais ils lui donnent comme nourriture et comme boisson des aliments soit fortement désagréables comme du vinaigre, soit toxiques comme du poison.
vv. 23-30 : Puis vient une longue et belle prière qui alterne le souhait, à la troisième personne du pluriel (cf. vv. 23.24a.25b.26.28b.29), et la demande, à la deuxième personne du singulier (cf. vv. 24b.25a.28a.30). Au v. 24, le psaume souhaite l’affliction physique des ennemis. Non seulement demander à Dieu que « leurs yeux s’enténèbrent pour ne plus voir », c’est vouloir se venger de tout le mal qu’ils ont commis par une atteinte physique, mais c’est aussi les empêcher de nuire à nouveau. S’ils ne voient plus bien, ils ne pourront plus commettre le mal aussi facilement qu’auparavant. Les reins sont un symbole de force et l’endroit où l’on enserre ses armes. Ainsi, des reins douloureux empêchent un guerrier de combattre car il ne peut plus porter ses armes.
Nous avons au v. 27 une observation très importante non seulement pour comprendre le psaume, mais plus généralement pour la vie spirituelle : « ils s’acharnent sur celui que tu frappes, ils rajoutent aux blessures de ta victime. » Le verset relate une expérience que d’autres font dans la Bible comme Job ou le Serviteur d’Is 53. Ils sont punis, frappés par Dieu, humiliés. Au lieu d’aider de telles personnes, on va rendre leur situation encore plus difficile comme le font les amis de Job ! Nous devons prendre conscience que la souffrance apportée par Dieu n’est pas toujours synonyme de culpabilité.
Alors qu’en Is 53,6, les fautes de tous retombent sur le Serviteur, dans le v. 28 le psalmiste continue de demander à Dieu de punir ceux qui s’en prennent à lui.
vv. 31-37 : Un peu à la manière du Ps 22, psaume de souffrances, mais aussi d’espoirs du juste, notre psaume connaît à partir du v. 31 un certain changement vers plus d’espoir. Le psaume joue encore sur les mots lorsqu’il dit qu’un shîr (v. 31), c’est-à-dire un chant, une prière chantée, est mieux qu’un shôr (v. 32), c’est-à-dire un taureau offert en sacrifice. Il est possible que le Temple soit aux mains des adversaires du suppliant, ce qui veut dire que celui-ci n’a pas la possibilité d’offrir au Temple des sacrifices. Aussi, il met en avant la beauté du chant qui peut être proclamé en tout lieu. Le v. 35 étend la prière du psalmiste à l’ensemble de la Création, « le ciel et la terre, la mer et tout ce qui s’y remue ». C’est la première fois dans le Psautier que le ciel et la terre sont évoqués dans la prière. Le Ps 148 va proposer dans cette lignée une louange de toute la Création.
Le v. 36 explique l’origine de cette louange cosmique. Tout simplement parce que Dieu va sauver Sion et rebâtir les villes de Juda. Cette affirmation correspond aux promesses annoncées sur Juda et Jérusalem par les prophètes en Jr 30-33 et Is 40-66.
Jésus voit dans ce Ps 69 le résumé de toute sa vie : « Mais c’est pour que s’accomplisse la parole écrite dans leur Loi : Ils m’ont haï sans raison. » (cf. Jn 15,25). Les premiers chrétiens vont puiser abondamment dans ce psaume. Avant de lui apporter du vinaigre comme au suppliant, Jésus a dit sur la Croix : « J’ai soif » (cf. Jn 19,28-29 ; Ps 69,22). Les premiers chrétiens comprennent l’acte de Jésus chassant les marchands du Temple à partir du passage « Le zèle pour ta maison me dévorera » (cf. Jn 2,17 ; Ps 69,10). Enfin, ils interprètent les attaques contre Jésus, mais aussi contre eux-mêmes, en se rappelant du passage « les insultes de tes insulteurs sont tombées sur moi. » (cf. Rm 15,3 ; Ps 69,10).
fr. Marc Leroy, o.p.
École biblique de Jérusalem