Le petit volume de Sylvie Barnay dans la collection Découvertes Gallimard, dont la réputation de qualité n’est plus à faire, est un ouvrage de lecture agréable. À la fois bien structuré et superbement illustré, le contenu de ce livre est appuyé sur une documentation solide. Le parcours de l’auteur offre d’ailleurs, de ce point de vue, des garanties de sérieux: après une thèse de doctorat sous la direction d’André Vauchez, éminent spécialiste d’histoire du christianisme, qui lui a donné le « goût des saints », Sylvie Barnay a enseigné son sujet à l’Université de Metz et à l’Institut catholique de Paris.
Qu’est-ce qu’un saint, une sainte; qu’est-ce que la sainteté? Suivant la définition du dictionnaire, est dit saint quelqu’un « qui mène une vie irréprochable, en tous points conforme aux lois de la morale et de la religion ». Dans la religion catholique, le saint ou la sainte est une personne « qui est après sa mort l’objet, de la part de l’Église, d’un culte public et universel, en raison du très haut degré de perfection chrétienne qu’elle a atteint durant sa vie ». Or, il n’en a pas toujours été ainsi. Et toute la démarche de Sylvie Barnay repose sur un constat, ou plutôt sur un présupposé fondamental: la sainteté a une histoire.
Des origines du christianisme jusqu’au Moyen Âge et à la Modernité, de la réforme grégorienne à la Réforme protestante et jusqu’au dernier Concile; entre religion populaire et culture savante, entre foi et humanisme, l’auteur cherche à voir clair dans cette histoire. Avec elle, on va de découverte en découverte. C’est ainsi qu’on apprend que la Bible utilise le mot « saint » comme synonyme de divin. Comme l’explique l’auteur: « Selon la pensée biblique, la sainteté vient de Dieu. Elle est son nom, son souffle, son don. Elle est introduite par Dieu dans l’humanité. Dieu est le « saint d’Israël ». […] L’histoire d’Israël [son peuple] en devient sainte. » Parmi les saints de la Bible, il y a les prophètes: « Appelés par le Très-haut pour parler en son nom. […] Miracles, signes et prodigent distinguent ces hommes de Dieu. »
Arrivent ensuite les disciples de Jésus. Après la Résurrection, ils voient en lui le Messie ou le Christ, « institué chef de la communauté des élus, Seigneur d’un peuple de saints ». Les premiers saints chrétiens sont en fait des martyrs. C’est à Antioche qu’ils reçoivent le nom de chrétiens. À la fin du IVe siècle leur succèdent des saints qui ne sont plus des martyrs: les moines. « À son point de départ, vers 320, le mouvement monastique cherche à explorer une nouvelle manière de vivre la sainteté. Alors que l’empire devient chrétien, le renoncement à la vie n’est plus une manière de témoigner de la croyance au Christ. C’est dans le renoncement au monde que les moines manifestent désormais cet idéal. »
Au Ve siècle, la vie des communautés chrétiennes s’organise autour du culte des saints, avec le risque d’une résurgence des pratiques païennes (cette crainte est particulièrement grande chez saint Augustin). Sur le plan liturgique, on voit alors apparaître les premiers calendriers faisant mémoire des noms des martyrs et des autres saints. Les évêques produisent des sermons et des récits, des vies de saints, afin d’honorer leur mémoire et les proposer comme modèles. Dès les débuts du christianisme en fait, se situant entre histoire et histoire sainte, l’hagiographie se constitue en « genre littéraire ». Plus tard, suivant l’exemple des études bibliques, ces écrits seront soumis à une approche critique fondée sur l’application de la méthode historique chez les auteurs protestants, humanistes et « bollandistes ».
Mais il faut d’abord parler du tournant majeur qu’a été le XIIIe siècle du point de vue de la procédure de canonisation des saints (on remarquera en passant la racine commune des mots canonisation et canoniser avec ce qu’on appelle le « canon » des Écritures, liste établie par les Églises des textes devant être inclus dans la Bible comme livres saints ou sacrés). En 1234, le droit de canoniser les saints, maintenant réservé à la papauté, est introduit dans la législation officielle de l’Église catholique. « Le saint fait désormais l’objet d’une vérification à l’aide d’une procédure d’enquête normalisée appelée « procès de canonisation ». » Depuis cette époque, deux choses sont toujours requises pour faire un saint: l’héroïcité des vertus, durant la vie, et « la vérité des signes ou manifestations des miracles » après la mort.
Durant la même période, la littérature hagiographique atteint des sommets et prend place à côté des grandes sommes théologiques. Sylvie Barnay montre l’importance de ce fait en citant l’exemple bien connu de la Légende dorée : « Au XIIIe siècle, les nombreuses vies des saints, légendes ou miracles sont regroupés en légendiers pour les besoins nouveaux du programme d’évangélisation de la chrétienté lancé par la papauté. La Légende dorée écrite vers 1265 par le dominicain Jacques de Voragine est un modèle du genre. L’auteur a voulu écrire un ouvrage qui puisse servir de manuel de référence aux nouveaux prédicateurs, ses frères de l’ordre fondé par saint Dominique. […] Les fidèles qui viendront écouter leurs homélies entendront ainsi les vies des saints montrées en « exemple », comme sur les vitraux des cathédrales, pour mieux comprendre le sens des Écritures… »
Vers la seconde moitié du XVe siècle, toutefois, la conception romaine de la sainteté sera remis en cause par les contestations issues des mouvements réformateurs qui travaillent la chrétienté. On assiste alors à la prolifération des reliques et à l’usage magique des prières; et devant de tels abus, beaucoup protestent: « Pour les protestants, Dieu seul est saint. Le Christ est l’unique médiateur […]. Dans l’optique protestante, la sainteté est intérieure. Sa reconnaissance relève donc du Dieu qui scrute les coeurs et non pas des hommes. » Parallèlement, en plus d’être remise en cause par les protestants, cette conception de la sainteté est aussi mise à mal par les humanistes.
Sur la plan littéraire, l’hagiographie évolue avec son temps : « L’époque moderne dépoussière à son tour les vieux modèles hagiographiques en renouvelant ses méthodes de lecture de l’Écriture sainte. Sous l’effet des mouvements de l’humanisme et de la Réforme, l’histoire des saints est en quelque sorte dissociée de l’histoire sainte. Les vies des saints sont alors allégées de nombreuses formes de merveilleux […]. Une hagiographie érudite et scientifique se met en place au XVIIe siècle à l’initiative du jésuite Jean Bolland. […]. Avec leur nouvelle relecture critique, [les bollandistes] cherchent à retrouver la réalité derrière les créations littéraires des hagiographes, elles-mêmes résultants d’opérations successives de compilation. »
Entre les conciles de Vatican I (1869-1870) et de Vatican II (1962-1965), une nouvelle conception de la sainteté émerge avec l’ouverture de l’Église à la modernité. Il s’ensuit une réforme du calendrier des saints en 1969; et en 1983, la rédaction du nouveau Code de droit canonique permet l’introduction de nouvelles modalités juridiques qui « visent en particulier à renforcer le caractère scientifique de l’instruction des dossiers tout en y associant davantage les évêques. » Sous le pontificat de Jean-Paul II, ce que l’auteur appelle la « politique de canonisation » prend un tournant résolument nouveau. Cette politique… « entend rappeler la « vocation universelle à la sainteté dans l’Église » selon les orientations du concile Vatican II ». Elle accorde aussi une place prioritaire à la canonisation des martyrs contemporains.
Juste retour des choses et retour aux origines? L’auteur cite les cas de Maximilien Kolbe et d’Édith Stein, tous deux morts à Auschwitz. Pour autant, la sainteté a-t-elle encore un avenir? La question est ouverte. La connaissance historique, avec la lumière qu’elle jette sur le passé, peut-elle contribuer à renouveler le sens de la sainteté aujourd’hui et sa signification pour le temps présent? Pour sa part, Sylvie Barnay en arrive à la conclusion qu’au début du XXIe siècle, « la sainteté attend le langage qui actualise son sens. Dans cette attente, le saint prend un air de vieux. Il rejoint souvent la tradition, mais peu la modernité ».
Le sous-titre de son livre donne peut-être, malgré tout, la clé de la signification de l’existence des saints : des êtres de chair et de ciel. Il ressort de sa recherche, en effet, une certaine logique de l’Incarnation : d’abord comme réalité historique et politique, mais aussi comme Mystère.