Le titre du livre de Jacques Le Goff, grand spécialiste du Moyen Âge, reflète assez exactement son contenu; mais on peut quand même préciser qu’il s’agit d’un livre sur le XIIIe siècle, le siècle de saint François et de saint Louis. Certes, ces deux personnages historiques sont à première vue des types opposés: on reconnaît d’emblée en François d’Assise le saint qui a enrichi la spiritualité chrétienne d’une dimension écologique; en revanche, on connaît d’abord Louis IX comme roi de France et roi guerrier, le dernier grand croisé. Mais ils sont aussi complémentaires, et l’auteur va jusqu’à voir en saint Louis le double laïc de saint François. Cette interprétation ne manque pas d’intérêt du point de vue de la spiritualité, et l’on pourrait multiplier les exemples d’une abondante matière à réflexion.
Le volume que Jacques Le Goff a fait paraître sous le titre Héros du Moyen Âge, le saint et le roi, dans la collection « Quarto », chez Gallimard, est en fait un recueil de textes déjà publiés, sauf l’introduction inédite. Il contient, entre autres, le texte intégral de deux ouvrages importants que l’auteur a consacrés à saint Louis, en 1996, puis à saint François d’Assise, en 1999, dans la prestigieuse « Bibliothèque des Histoires ». Il réunit également des articles autour de thèmes qui, par rapport à ces biographies, élargissent le contexte: la royauté dans l’Occident médiéval; les Ordres mendiants et les villes; la mutation des valeurs du XIIe au XIIIe siècle dans l’Occident chrétien. Plutôt qu’essayer de résumer ce recueil, il vaut donc mieux illustrer le propos de l’auteur au moyen d’un exemple précis.
Sur la sainteté de saint Louis, comme fil conducteur possible, il y aurait beaucoup à dire. C’est une question sur laquelle Jacques Le Goff apporte un éclairage nouveau. Son travail fait ressortir toute l’actualité de saint Louis comme exemple de saint laïc. Dans ce but, l’auteur procède à l’examen d’un document produit par un contemporain de saint Louis qui a justement l’avantage de représenter le point de vue du laïc. Il s’agit d’un témoin exceptionnel, une figure remarquable de l’entourage du roi, qui fut à la fois grand sénéchal du royaume et dès sa jeunesse un ami: Joinville. (Louis IX, né en 1214 et mort en 1270, a été canonisé en 1297. Jean, sire de Joinville, est né en 1224; il est octogénaire quand il compose son ouvrage, terminé en 1309; et il meurt lui-même en 1317 à l’âge de 93 ans.)
Le document dont Joinville est l’auteur s’intitule Histoire de saint Louis. C’est la première fois qu’un laïc écrit une vie de saint. Ce livre, dit Jacques Le Goff, modifie fondamentalement nos possibilités d’approcher le « vrai » saint Louis. Grâce au témoignage de Joinville, il est possible de surmonter ce qu’il y a d’impersonnel, d’artificiel dans les sources de l’époque qui nous parlent du roi. Cette Histoire de saint Louis nous introduit au coeur d’une relation authentique; elle nous fait rencontrer le saint Louis que Joinville a connu, et non celui d’un modèle idéal transmis par la culture. Surtout, Joinville n’a pas une conception idéalisée de la sainteté: même un grand saint n’est pas un homme parfait.
Son saint Louis a une vraie personnalité et un charisme personnel. Joinville, estime Jacques Le Goff, mérite de rester dans l’histoire comme le découvreur d’un individu. Mais l’individu « saint Louis » n’a vécu et n’a agi dans son époque qu’à travers des institutions, à travers des catégories qui doivent être aussi l’objet du regard de l’historien. La sainteté du « vrai » saint Louis de Joinville a donc quelque chose de concret qui nous le rend proche. Toutefois, cette sainteté a aussi quelque chose d’étonnant. À l’époque de saint Louis, rappelle l’auteur, c’est une nouveauté: « L’originalité la plus fortement ressentie par les contemporains est celle d’un saint laïc, catégorie rare au Moyen Âge. Saint Louis est un roi saint laïc postérieur à la réforme grégorienne, laquelle a bien distingué clercs et laïcs ».
En politique, il a voulu être le roi chrétien idéal; mais il a été aussi un saint guerrier. C’est Joinville qui met en valeur cet aspect de sa personnalité. Or, s’il fut en un sens le « croisé idéal », c’est paradoxalement, dit Jacques Le Goff, « parce qu’il a échoué et que ses croisades ont été presque anachroniques. Saint Louis a connu [comme croisé][…] la captivité et la mort. Ces échecs — dans une société où le modèle du Christ offre la Passion comme une victoire suprême sur le monde — lui ont conféré une auréole plus pure que celle d’une victoire ». D’où cette idée de voir en lui, comme le fait l’historien Jacques Le Goff, un double laïc de saint François d’Assise, son contemporain.
À la fin, ce roi très chrétien ne parle pas seulement au croyant, qui pourrait vouloir le prendre comme modèle, cela va de soi, mais aussi à l’homme moderne. Saint Louis, explique Jacques Le Goff, « a bien résisté à l’établissement des idées laïques, car il a su incarner des idéaux professés par les nouveaux milieux: la modération, et surtout, la justice et la paix. C’est même la Troisième République qui, à travers l’Histoire de France de Lavisse et les manuels scolaires, a promu un bref passage de Joinville à la dignité d’une image mythologique: saint Louis rendant la justice sous le chêne de Vincennes ». Saint Louis est proche des laïcs parce qu’il fut un homme de l’expérience pratique. Mais avec ce qu’il faut de distance pour susciter aussi un examen de conscience en tout esprit honnête.
Pingback: Tolone, 1º gennaio 1924 – Parigi, 1º aprile 2014 – Intervista a Jacques Le Goff | controappuntoblog.org